5. Méthodologie.
L'objet de ce travail est de dégager les tendances épistémologiques des élèves, leurs différences tout au long de l'enseignement secondaire, ainsi que ce qui les distingue de celles des jeunes chercheurs. L'accent est mis sur le secondaire. Une étude des spécificités liées aux sections scientifique et littéraire est amorcée.
Une telle étude est fondée sur l'hypothèse a priori que les élèves ont des sciences et de leur élaboration, une vision fausse, au regard de l'épistémologie moderne. J'ai testé cette hypothèse de façon précise avec l'espoir que les résultats puissent être exploités dans l'optique d'une transformation de cette représentation.
A cet effet, j'ai interrogé des élèves de Quatrième (effectif : 13), Seconde (30), Terminale Scientifique (15), Terminale Littéraire (13). J'ai aussi recueilli les propos des praticiens de la science que sont les chercheurs afin de disposer d'une référence à la science telle qu'elle se fait, à mettre en parallèle avec les discours des épistémologues modernes. C'est pourquoi j'ai interrogé de jeunes chercheurs (12) en physique. En tout, 83 questionnaires ont été exploités.
La préférence exprimée envers des chercheurs "débutants" plutôt que des chercheurs "confirmés" s'explique ainsi : je suppose que la confrontation de leur pratique toute nouvelle à leurs représentations a priori de la science est susceptible d'induire un "déséquilibre cognitif", riche de questionnements et de remises en cause. Beaucoup d'entre eux soulignent spontanément qu'ils ont trouvé de "l'intérêt" et du "plaisir à réfléchir à toutes ces questions" (C-6)91 . L'une d'entre eux va dans le sens de mes préoccupations en disant : "Le fait de donner des Travaux Dirigés à des étudiants m'oblige à me poser des questions de ce genre" (C-12).
5.1. Choix d'une méthode d'enquête.
Afin que les conclusions de cette étude aient une légitimité, et bien que mon but ne soit pas d'élaborer des statistiques, il a été nécessaire de travailler sur des échantillons suffisamment importants de personnes dans chacune des cinq catégories, ce qui a éliminé l'entretien et conduit à un questionnaire.
Les personnes interrogées ayant des âges et des cursus très différents, il était évidement impossible de proposer le même questionnaire à toutes, à moins de se restreindre à des formulations et des questionnements accessibles à des élèves de Quatrième. J'ai préféré utiliser une série de questionnaires emboîtés les uns dans les autres : chaque niveau s'est vu proposer les questions posées au niveau précédent, complétées par quelques autres, destinées à préciser un point, à aborder un nouvel aspect. Cela a permis de disposer d'un corpus de réponses communes aux différentes catégories sur lesquelles établir des comparaisons.
J'ai procédé à une pré-expérimentation dans ma classe de Seconde afin de préciser la formulation à donner aux questions.
Les élèves ont été sollicités par l'intermédiaire de leur professeur de physique; de philosophie en Terminale Littéraire. Ils ont généralement répondu de façon anonyme, afin d'éviter toute arrière-pensée à un éventuel produit attendu.
Ces questionnaires se trouvent ci-après.
5.2. Questionnaire: Quelle est cette chose que l'on appelle la "science" ?
Ce questionnaire est destiné à une recherche en didactique des sciences.
On demande de répondre à chaque question en quelques lignes, de la façon la plus précise possible.
Merci de votre participation !
5.2.1. Classe de quatrième :
1. Pour vous, quel sens a le mot "théorie" ? Donnez des exemples.
2. Au Moyen-âge, on disait : "Le Soleil tourne autour de la Terre". Aujourd'hui, on dit : "La Terre tourne autour du Soleil". Selon vous, qu'est-ce qui a provoqué ce changement ?
3. Vous diriez plutôt :
a - "Les lois de la physique existent dans la nature, les physiciens les découvrent". Expliquez.
b - "Les lois de la physique sont des inventions des physiciens pour interpréter et prévoir des événements". Expliquez.
c - Autre réponse. Précisez.
4. On dit souvent que Newton a proposé la théorie de la gravitation en regardant tomber les pommes. Pourtant, Newton ne devait pas être le premier à voir tomber les pommes ! En quoi cette observation a-t-elle permis à Newton d'élaborer cette théorie ?
5. Peut-on avoir une science sans langage (phrases, chiffres, formules mathématiques,...) ?
5.2.2. Classe de seconde :
Questions 1 à 5, suivies de :
6. Imaginez que l'on possède un microscope assez puissant pour voir une molécule de dihydrogène; faites un dessin de la molécule telle que vous pensez qu'on la verrait.
7. On invente et on construit aujourd'hui d'énormes machines pour faire des expériences (accélérateurs de particules, synchrotrons, télescopes spatiaux, ...). Pensez-vous que c'est :
a - simplement "pour voir", sans aucune idée de ce que l'on va "voir". Expliquez.
b - pour observer des phénomènes que l'on a plus ou moins prévus. Expliquez.
c - Autre réponse. Précisez
8. La science peut-elle s'appliquer à tout ce qui existe ? Expliquez.
5.2.3. Classes de Terminales Scientifique, Littéraire :
Questions 1 à 8, suivies de :
9. Pensez vous que la théorie scientifique donne de la réalité physique une description :
a - conforme (la réalité est comme le dit la théorie).
b - approchée (la réalité est à peu près comme le dit la théorie, mais on ne connaît pas encore les détails).
c - imagée (elle ne dit pas que la réalité est comme ça, mais que les phénomènes se passent comme si elle était comme ça).
d - Autre réponse. Précisez.
10. Vous diriez de préférence qu'une théorie scientifique à pour origine :
a - un fait survenu par hasard.
b - une observation minutieuse de la nature, permettant d'accumuler des faits dont la théorie est la synthèse.
c - des expériences mises en oeuvre par le scientifique "pour voir" (comme des filets pour pêcher au hasard dans les phénomènes naturels).
d - des hypothèses formulées par le scientifique, suivies d'expériences pour vérifier ces hypothèses.
e - Autre réponse. Précisez.
5.2.4. Chercheurs :
Questions 1 à 10, suivies de :
11. Quand on parle de la lumière, on utilise, selon les phénomènes à interpréter, soit la théorie ondulatoire soit la théorie corpusculaire. Comment expliquez vous qu'une même réalité puisse ainsi être décrite à l'aide de deux théories différentes ?
12. Quels sont les rapports entre : la théorie, ce que l'on observe et la réalité ? Par exemple, entre un modèle de l'atome, les "images des atomes" données par le microscope à effet tunnel et les "atomes réels" ?
5.2.5. En Terminale et pour les chercheurs, les questions 2 et 4 sont remplacées respectivement par :
2. Est ce que les explications données par la science dépendent des hommes et des sociétés dans lesquelles elles ont été élaborées ? Pensez, par exemple, à Galilée énonçant que la Terre tourne autour du Soleil, et non l'inverse, comme cela était admis à l'époque.
4. Un physicien et un "spectateur innocent" voient-ils la même chose devant le même phénomène ?
5.3. Commentaires des questionnaires.
La représentation que les élèves ont de la science étant essentiellement implicite, les questions posées sont probablement nouvelles pour eux. Aussi m'a-t-il parfois semblé important de suggérer des éléments de réponse, la formulation aidant à conceptualiser le problème. Mais cette manière de procéder comporte un certain nombre de dangers. Parmis ceux-ci, celui que les mots employés n'aient pas le même sens pour moi et pour les élèves, ou bien que, la restriction de la réponse à un nombre limité de réponses toutes faites ne permette pas l'expression d'une pensée multiforme et complexe, obligeant le répondant à se contenter d'une proposition qui ne rend qu'approximativement compte de sa pensée. Les résultats obtenus seraient alors non, ou peu, signifiants.
Par ailleurs, je souhaitais vivement que les personnes sollicitées apprennent quelque chose en répondant, que le questionnaire les incite à amorcer une réflexion véritable. Il fallait donc laisser à chacun la possibilité de construire sa propre réponse.
C'est pour l'ensemble de ces raisons que j'ai , d'une part toujours laissé la possibilité d'une réponse personnelle, d'autre part posé des questions ouvertes. Cette ouverture garantit un matériau porteur de sens, puisque les élèves utilisent leurs propres mots. Se posent alors les problèmes de l'interprétation des propos et du regroupement des réponses.
L'appropriation de questions très abstraites m'a parue délicate pour de jeunes élèves (Quatrième et Seconde), pour lesquels j'ai préféré utiliser des situations concrètes plutôt que de poser les questions explicitement. Deux questions ont été remplacées par une question plus directe (questions 2 et 5) pour les sujets les plus âgés. Les autres questions, reprises telles quelles, sont précisées par une question complémentaire (c'est le cas des questions 3 et 7, respectivement en rapport avec les questions 9 et 10).
Il s'agit dans ce mémoire de déterminer une image d'ensemble de la science et des conditions de sa production. D'où la variété des questions, qui s'orientent selon deux axes principaux, développés ci-dessous.
5.3.1. Ce que la théorie dit du monde; l'idée de modèle.
Les questions 3,5,6,9,11 et 12 posent le problème de la correspondance entre les énoncés d'une théorie et les faits observables. Les élèves conçoivent-ils la théorie scientifique en termes de modèle ou de description ayant un caractère de réalité ?
Les réponses 3a, 9a et 9b supposent que la réalité est un "édifice logique accessible à la raison humaine" (Darley B., 1994, p. 79); elles s'intègrent dans une perspective réaliste.
Une adhésion aux réponses 3b et 9c place dans une perspective instrumentaliste. Les théories sont vues comme des outils opératoires que le scientifique construit.
La question 5 concerne la nature et la fonction des concepts, ainsi que l'irréductibilité du réel à toute représentation. Elle est particulièrement difficile pour de jeunes élèves.
La question 6, empruntée à L. Romero (Romero L., 1993), est intéressante du fait de l'utilisation fréquente de schémas en physique et en chimie, mais aussi parce que l'introduction du modèle de Lewis en Seconde a éventuellement pu faire l'objet d'une activité de modélisation par les élèves.
Les questions 11 et 12 sont posées aux chercheurs exclusivement.
La question 11 fait référence à une situation qui n'a pu manquer de poser problème aux étudiants en sciences qu'ils furent. Situation qui pose implacablement la question de la modélisation. Deux types de réponses sont attendues : "On n'a pas encore trouvé la bonne théorie", "Chacune de ces théories est opératoire dans un certain domaine; c'est ce qui importe".
Toutes ces questions posent implicitement ce que la question 12 formule explicitement. Elle ne m'a paru abordable sous cette forme que pour des adultes.
5.3.2. Rôles attribués à l'observation et l'expérimentation dans la genèse d'une théorie scientifique.
Les questions 4,7,10 et 12 concernent la place accordée par les sujets à l'observation et à l'expérimentation. Les faits sont-ils en eux même porteurs de sens ou bien l'observation ne prend-t-elle du sens que dans un cadre théorique donné ?
Insister à la question 4, sous forme de clin d'il, sur le fait que Newton n'était évidement pas le premier à voir tomber des pommes, ou sur la taille des instruments, donc leur prix, à la question 7, suggère l'idée de projet.
La question 10 expose les différents modes de genèse des connaissances scientifiques habituellement évoqués. Les réponses 10a, 10b et 10c relèvent de l'empirisme et de l'inductivisme. La réponses 10d est plutôt constructiviste.
Quant à la question 12, elle concerne le mode d'accès au réel par des instruments qui ne sont, selon G. Bachelard, que "des théories réifiées".
J'envisage des réponses donnant la primauté à l'observation, en particulier chez les élèves. Il me semble par contre évident que les chercheurs placeront la théorie comme première.
5.3.3. Questions diverses.
Le mot "théorie" étant fréquemment employé par la suite, s'entendre sur ce mot est une précaution nécessaire pour l'interprétation des réponses. C'est l'objet de la première question.
La seconde question, s'intéresse au caractère évolutif d'une théorie, ainsi qu'à la relativité du savoir par rapport à la vision du monde d'une époque. L'illustration est choisie en tant qu'exemple d'une théorie devenue caduque, exemple que je sais connu par de jeunes élèves. J'envisage a priori des réponses faisant référence à des contraintes extérieures à la science (dogmatisme religieux, instruments imperfectibles; contraintes qu'un peu plus de civilisation permettrait de supprimer).
La question 5 évoque l'aspect social de la science en tant que devant être communicable.
La question 8 se veut synthétique. Elle doit réunir les différents aspects fondant la représentation que l'élève a de la science. Un "oui" inconditionnel relève du scientisme.