Epistémologies implicites d'élèves du secondaire et de jeunes chercheurs


-analyse comparative-
Evelyne C.

  Mémoire professionnel PLC2 Sciences Physiques, IUFM de Grenoble, effectué sous la direction de J.C. Guillaud. 1994-1995. Illustration couverture : René Magritte, La trahison des images, 1928.


  en marge : Theory is the best guess. La théorie, c'est la devinette qui marche le mieux. (R. Feynman)


Mémoire (version internet).

1. Pour "la formation de l'esprit scientifique". 1
1.1. Où il est question des choix épistémologiques des élèves. 1
1.2. Où l'on voit que mon intérêt pour la question est déjà ancien ... 1
1.3. De l'importance pédagogique d'une étude épistémologique. 2
2. Tour d'horizon de l'épistémologie. 3
2.1. Que peut dire la science du monde ? La physique comme recherche de la vérité ? Réalisme et instrumentalisme. 3
2.1.1. Le réalisme. 3
2.1.2. L'instrumentalisme. 4
2.1.3. Le réalisme non figuratif. 5
2.2. Entre contemplation et création : quels rôles pour l'observation et l'imagination ? 5
2.2.1. L'inductivisme. 6
2.2.2. Le positivisme. 6
2.2.3. Critique de l'inductivisme. 6
2.2.4. Qu'est-ce qu'observer ? 7
2.2.5. Le falsificationnisme. 8
2.3. La science en tant que pratique sociale inscrite dans l'histoire. 9
2.3.1. Les constats de l'histoire des sciences. 9
2.3.2. Kuhn : une approche sociologique de l'histoire des sciences. 10
2.3.3. L'objectivité. 10
2.4. Alors...Quelle est cette chose que l'on appelle la "science" ? 11
3. En quoi la réflexion épistémologique concerne - t - elle les enseignants ? 13
3.1. Les programmes de l'enseignement secondaire. 13
3.2. Deux positions extrêmes : le scientisme et le rejet de la science. 14
3.3. Il est question de donner du sens à un apprentissage scientifique. 15
3.4. Ou comment faciliter l'acquisition des concepts scientifiques. 16
3.5. Contribuer à fonder une image juste de la démarche scientifique. 17
3.6. Une réflexion pertinente. 18
4. Les travaux existants. 19
4.1. Dessine moi un savant. 19
4.2. Points de vue d'adolescents et d'adolescentes. 20
5. Méthodologie. 22
5.1. Choix d'une méthode d'enquête. 22
5.2. Questionnaire: Quelle est cette chose que l'on appelle la "science" ? 23
5.2.1. Classe de quatrième : 23
5.2.2. Classe de seconde : 23
5.2.3. Classes de Terminales Scientifique, Littéraire : 24
5.2.4. Chercheurs : 24
5.2.5. En Terminale et pour les chercheurs, les questions 2 et 4 sont remplacées respectivement par : 24
5.3. Commentaires des questionnaires. 24
5.3.1. Ce que la théorie dit du monde 25
5.3.2. Rôles attribués à l'observation et l'expérimentation dans la genèse d'une théorie scientifique. 26
5.3.3. Questions diverses. 26
6. Les résultats obtenus. 27
6.1. Une première image de la science. 27
6.1.1. Question 8. 27
6.1.2. Question 1. 28
6.2. Ce que la science dit du monde. 29
6.2.1. Questions 3, 9 et 12. 29
6.2.2. Questions 6 et 11. 32
6.2.3. Question 5. 33
6.3. L'expérimentation. 35
6.3.1. Question 4. 35
6.3.2. Question 7. 36
6.3.3. Question 10. 38
6.4. La science en tant que pratique sociale. 40
7. Quelle est cette chose qu'ils appellent la "science" ? 44
7.1. D'une représentation épistémologique ... 44
7.2. ... à une autre. 45





















Illustration couverture : René Magritte, La trahison des images, 1928.


1. Pour "la formation de l'esprit scientifique".



1.1. Où il est question des choix épistémologiques des élèves.

Cette étude participe à un effort de réflexion épistémologique à l'intérieur du contexte scolaire. On peut regretter qu'il n'y ait pas, dans l'enseignement dispensé tant au collège qu'au lycée, de réflexion critique sur la nature du savoir scientifique, et qu'il faille attendre la fin de ces études secondaires pour voir un cours d'épistémologie au programme de philosophie en Terminale. L'enseignement est principalement dévolu à un apprentissage de contenus. On apprend les sciences, mais on n'apprend pas ce que sont les sciences. Il serait trompeur de croire que les élèves reçoivent cet enseignement passivement; ils l'insèrent dans leur système de représentations et se fabriquent, à partir de ce qui leur est proposé, une image de ce qu'est la connaissance scientifique.
"Toute représentation a des effets de connaissance et constitue l'un des systèmes de référence à partir duquel les informations prennent sens" (J. Désautels & M. Larochelle, 1989) et, par suite, tout savoir qui ne s'interroge pas sur lui-même cours le risque d'être à l'origine de "croyances cognitives absolues", qui "constituent des entraves à l'émancipation intellectuelle" (J. Désautels & M. Larochelle, 1989, p. 152). J'adhère à la position de J. Désautels et M. Larochelle quand ils écrivent : "La fixation de la pensée ou sa dynamisation dépendra largement des occasions de réflexion qui seront fournies dans le milieu scolaire" (J. Désautels & M. Larochelle, 1989, p. 152).
Nous sommes tous implicitement porteurs d'une représentation du savoir scientifique. Cette conception épistémologique n'est pas sans répercussion sur les choix pédagogiques et didactiques que nous faisons en tant qu'enseignants, ni sur la vision de la science que nous induisons chez les élèves. "La mise en actes de la démarche scientifique ne peut être dissociée du cadre épistémologique dans lequel elle a été pensée" (Darley B., 1994, p. 91).
Avant d'amorcer une réflexion sur ce qu'il faudrait faire pour aider les élèves à fonder une image intellectuellement féconde de la science, il convient de les interroger sur la représentation qu'ils se font de la nature du savoir scientifique et de l'activité qui produit ce savoir. Ceci afin de cerner les difficultés et les ouvertures potentielles.
Quelles sont donc les tendances épistémologiques des élèves ? Leur vision de la science est-elle différente selon leur parcours scolaire ? Au bout de ce parcours scolaire, certains deviennent scientifiques; qu'en est-il de la représentation de la nature du savoir scientifique chez les jeunes chercheurs ? Ce sont les questions que je me suis posées et dont ce travail rend compte.

1.2. Où l'on voit que mon intérêt pour la question est déjà ancien ...

La première raison pour laquelle j'ai entrepris ce travail va de soi : ce type de questionnement m'intéresse. Une certaine fascination pour l'édification théorique des sciences et le mystère de leur construction (plus que pour le contenu même de ce savoir) a motivé mes études en physique théorique et m'a accompagnée tout au long de mon parcours universitaire. Mais dans la pratique, les impératifs universitaires font souvent passer au premier plan une acquisition de contenus, la réflexion épistémologique n'intervenant que peu dans les programmes. Mes brèves expériences de stagiaire en laboratoire de recherche ont avivé cette interrogation. Au terme de mes études, ce questionnement demeure, et prend même de l'ampleur au regard de ma nouvelle fonction d'enseignante de physique-chimie. Il est ainsi non seulement rendu nécessaire, mais finalisé dans un projet. Ce mémoire constitue une ébauche de réflexion.

1.3. De l'importance pédagogique d'une étude épistémologique.

Pourquoi une réflexion sur la nature de la science me parait-elle nécessaire en tant qu'enseignante ? La réponse sera multiple :
- Il s'agit avant tout de se donner les moyens d'éviter les dérives que constituent le scientisme et, à l'opposé, le rejet de toute forme de savoir ou raisonnement scientifique.
- Il est question de donner sens à un apprentissage scientifique.
- Une telle réflexion est propre à faciliter l'acquisition des concepts scientifiques.
- Il importe de contribuer à fonder une image juste de la démarche scientifique.
- Au delà de l'enseignement des sciences, il s'agit d'apprendre à penser, de développer l'esprit critique, plutôt que de favoriser un apprentissage passif et soumis. En bref, la formation de l'individu et son émancipation intellectuelle sont en jeu.

Chacun de ces points sera développé dans la suite de ce mémoire, mais il convient auparavant de parcourir rapidement les paysages de l'épistémologie. Ceci afin d'éclairer ce travail, d'expliciter les propositions qui viennent d'être faites et de disposer d'un cadre d'analyse des réponses à la question "Quelle est cette chose que l'on appelle la science ?". On verra aussi comment les programmes de l'enseignement secondaire envisagent l'éducation à la science. C'est l'objet de la première partie, qui se conclura sur un court exposé des travaux relatifs aux choix épistémologiques des élèves.

La seconde partie de ce mémoire présentera l'analyse des réponses données à un questionnaire portant sur la science, par des élèves de classes de Quatrième, de Seconde, de Terminale Scientifique et de Terminale Littéraire, et enfin de jeunes chercheurs en physique. La méthodologie de travail, les propos recueillis ainsi que leur analyse feront l'objet de cette partie.
Il eût été intéressant d'aller au delà de la simple constatation et de mettre en œuvre des expériences didactiques. Cette étude s'inscrivant dans le cadre de ma formation professionnelle à l'IUFM de Grenoble, et par cela même soumise à des impératifs temporels, n'a pu être menée plus loin, mais des indications recueillies dans la littérature seront données en conclusion.



2. Tour d'horizon de l'épistémologie.



Un tour d'horizon des différents courants de l'épistémologie, en tant qu'analyse de la pratique scientifique et du mode d'élaboration des connaissances, est nécessaire. Il fournira un cadre pour l'interprétation des réponses des élèves, et permettra de les replacer dans telle ou telle perspective. Par ailleurs, il servira à étayer les choix pédagogiques.
Je me contenterai de tracer les grandes lignes des principaux courants de pensée, en mettant l'accent sur l'épistémologie moderne. Celle ci est à la base de mon questionnement sur la nature de la connaissance scientifique, et sur ce que cette nature implique pour l'appropriation des compétences scientifiques par les élèves.

Quatre directions seront empruntées : la représentation du monde comme objet de la science, la place de l'observation et de l'expérimentation dans les sciences, les influences sociales subies par les sciences, le concept d'objectivité en sciences. Ces quatre points permettront de dégager et de distinguer les courants de pensée auxquels je ferais référence dans l'analyse faite au chapitre 6.

2.1. Que peut dire la science du monde ? La physique comme recherche de la vérité ? Réalisme et instrumentalisme.

C'est bien sûr la question au cœur du problème, elle légitime l'entreprise scientifique.
Jusqu'au 18 ème siècle, la physique a été appelée "philosophie naturelle" et le terme "physique" dérive du mot grec "phusis" signifiant "nature". La physique évidement est liée à la nature. Mais quel est ce rapport ? L'ambition de la science est-elle d'expliquer le "pourquoi" des phénomènes ou plus simplement d'en décrire le "comment" ? L'enjeu de la science, est-ce de découvrir la structure intime des choses telles qu'elles sont en elles mêmes, ou bien plus humblement de rechercher des lois qui permettent aux hommes d'appréhender les phénomènes avec le maximum d'efficacité ? Finalement, pouvons nous espérer parvenir un jour à la connaissance totale et absolue de l'univers ?
Deux courants épistémologiques se distinguent nettement sur ces questions : réalisme et instrumentalisme.

2.1.1. Le réalisme.
Selon le point de vue réaliste, le but de la science est de décrire ce à quoi ressemble réellement le monde et d'en trouver une explication. L'hypothèse de départ du réalisme est que le monde existe comme une réalité séparée du sujet connaissant, et possède une organisation interne, dont les manifestations extérieures sont des phénomènes observables par l'homme. Le travail du scientifique consiste à identifier les causes à l'origine de ces phénomènes, à dévoiler le réel tel qu'en lui même. Le réalisme postule une vérité connaissable et absolue, indépendante des observateurs comme des instruments de mesure. L'entreprise scientifique est de l'ordre de la découverte d'objets "tout faits".
Il y a dans cette perspective, isomorphisme entre les énoncés de la théorie et les phénomènes du monde réel. La science atteint son objectif asymptotiquement : notre connaissance du monde est encore imparfaite du fait des limitations de nos instruments, mais nous progressons vers la vérité. Une théorie a caractère de vérité en tant qu'elle donne une description correcte du monde réel.
Aristote (-384; -322), en s'opposant à Platon (-427; -347) pour qui le "monde d'en bas", soumis aux "altérations", ne pouvait en aucun cas faire l'objet d'une science, est la figure marquante du réalisme. Il fit école. Il formula en particulier la théorie des causes finales, selon laquelle les objets du monde sont finalisés par la fonction qu'ils exercent.
Plus tard, avec Galilée (1564; 1642), l'homme a accès à la connaissance du monde ontologique du fait que l'entendement humain et la nature ont également hérité de la perfection divine. Ses propos selon lesquels l'univers "est écrit en caractères géométriques" (1638) (cité par S. le Strat, 1990, p. 24) sont de nature typiquement réaliste.
B. Latour et S. Woolgar constatent la prégnance de l'idéologie réaliste dans le langage quand ils remarquent "la prévalence d'une certaine forme de discours dans la description des processus scientifiques" et qu'il est "extrêmement difficile de formuler des descriptions d'activités scientifiques qui n'entraînent pas l'impression fausse que la science traite de la découverte" (Latour B. & Woolgar S., 1988). De même, lors d'une conférence tenue par I. Stenghers, quelqu'un intervient : "Le langage est structuré de manière aristotélicienne. Vous ne lancez pas un objet avec violence, vous le lancez avec force." (I. Stenghers, 1984, p. 139)

2.1.2. L'instrumentalisme.
L'instrumentalisme se distingue du réalisme en se libérant du lien isomorphique avec la réalité. Pour les instrumentalistes, la réalité ontologique est inaccessible à la pensée humaine. La science ne décrit pas la réalité, mais vise à fournir des outils pour appréhender les phénomènes, qui seuls sont perceptibles. Son objet est d'organiser les perceptions, sans chercher à savoir si cette organisation a une quelconque réalité. C'est ce qu'énonce Wittgenstein dans son Tractatus logico-philosophicus : "Le fait que l'univers puisse être décrit par la mécanique newtonienne n'énonce rien quant à l'univers même; mais bien le fait qu'il puisse être décrit de telle façon par cette mécanique, comme cela est en effet le cas" (cité par S. le Strat, 1990, p. 31).
Les théories sont des instruments, des fictions commodes conçues pour rendre compte des observations et faire des prévisions. Leur critère de validité est leur utilité et leur aptitude à fonctionner en tant que telles.
Si l'épistémologie moderne s'inscrit résolument dans cette perspective, celle ci n'en est pas moins ancienne, comme l'atteste ce qu'écrit Osiander dans la préface à l'œuvre majeure de Copernic (1473; 1543) : "Il n'est pas nécessaire que les hypothèses soient vraies ou même vraisemblables; une seule choses suffit : qu'elles offrent des calculs conformes à l'observation" (cité par S. le Strat, 1990). Ce qui est, il est vrai, un bon moyen de se mettre à l'abri de la controverse sur le sujet délicat à l'époque du statut de la Terre dans l'univers.
Quant à Newton (1642; 1722), il écrivait : "Cette façon de considérer la force centripète est purement mathématique et je ne prétend pas en donner la cause physique" (cité par Guillaud J. C. & Robardet G., 1993, p. 10).
On parle "d'instrumentalisme" parce que les théories que l'on énonce sont de nature opératoire; les concepts physiques sont définis par "le procédé régulier et répétable qui permet de les atteindre et de les mesurer" (J. Ullmo, cité par S. le Strat, 1990, p. 81), et non pas en tant que qualités inhérentes de la nature.
L'école positiviste fondée au dix-neuvième siècle par A. Comte relève de ce courant de pensée. Le positivisme se préoccupe uniquement des relations invariables qu'entretiennent les uns avec les autres des événements observables. Le questionnement sur les causes est vide de sens et le scientifique n'a pas à s'y attacher (cela relève de la métaphysique). A. Comte le formule ainsi dans son Cours de philosophie positive (1830) : "Le caractère fondamental de la philosophie positive est de regarder tous les phénomènes comme assujettis à des lois naturelles invariables (...), analyser avec exactitude les circonstances de leur production, et de les rattacher les unes aux autres par des relations normales de succession et de similitude" (cité par S. le Strat, 1990, p. 34).
Avec l'avènement de la physique moderne et les bouleversements introduits par la physique quantique (complémentarité onde-corpuscule, statut de l'observateur, abandon du déterminisme, principe de localisation, ...), l'option de l'épistémologie pour la perspective instrumentalisme se renforce. Heisenberg rappelle "ce que nous observons, ce n'est pas la Nature en soi, mais la Nature exposée à notre méthode d'investigation" (cité par S. le Strat, 1990, p. 38). G. Bachelard dit pour sa part que les objets ne sont pas donnés mais construits, le physicien ne se contente pas de donner un nom à des objets "tout faits" dans la nature (1934) et K. Popper renchérit, en affirmant qu'il faut distinguer les propriétés des lois scientifiques de celles du monde dont elles prétendent rendre compte.
Il faut souligner qu'en plus du renoncement à décrire la réalité ontologique, les physiciens modernes, à la différence des positivistes, sont de plus forcés d'abandonner l'idée d'une réalité organisée et déterministe. Tous ne le firent pas. Einstein, en comparant le monde à une montre dont le physicien décrirait le fonctionnement sans jamais pouvoir l'ouvrir pour en observer le mécanisme, renonce à décrire la réalité propre mais garde l'idée de déterminisme.

2.1.3. Le réalisme non figuratif.
A. Chalmers (Chalmers A., 1987) propose une position intermédiaire qu'il qualifie de "réalisme non figuratif". Elle repose sur les trois idées suivantes, les deux premières justifiant le terme de "réalisme", la dernière celui de "non figuratif" :
- Le monde existe intrinsèquement.
- Les théories que l'on établit lui sont applicables y compris en dehors de toute situation expérimentale.
- Ces théories ne décrivent pas des entités du monde, elles sont conçues comme des outils qui parviennent à parler du monde avec un certain degré d'efficacité. Ces théories ont un domaine de validité dont il convient de préciser les limites.

2.2. Entre contemplation et création : quels rôles pour l'observation et l'imagination ?

La physique, comme toute science expérimentale, confronte ses énoncés au réel en faisant appel à l'observation et à l'expérimentation. Quel rôle tiennent celles-ci dans la genèse d'une connaissance scientifique ? Le physicien se contente-t-il d'observer la nature pour en tirer les lois auxquelles elle se conforme ? Pour observer, suffit-il, selon la formule de P. Duhem (cité par S. le Strat, 1990, p. 50),"d'être attentif et d'avoir les sens suffisamment déliés " ? Quel est le rôle heuristique de l'esprit en sciences ? L'acte scientifique est-il un acte de création ? Et dans ce cas, comment intervient le réel ? Quels sont les critères de validité d'une théorie scientifique ?
Ces questions distinguent inductivisme et positivisme, elles ont été à la source d'autres théories menant finalement au falsificationnisme de K. Popper.

2.2.1. L'inductivisme.
La démarche inductive consiste à établir des principes généraux à partir d'un certain nombre d'énoncés singuliers, établis empiriquement. La nature est ordonnée et déterministe. Une collecte minutieuse par un observateur quelconque dénué de préjugés permet d'ordonner le monde et d'en dégager les principes de fonctionnement. Dans cette optique, la science se construit brique par brique, de façon cumulative. Les énoncés scientifiques, à condition d'avoir été établis dans de bonnes conditions, sont définitifs puisque le recours aux sens leur assure un caractère de vérité irrévocable.
Cette conception de la science, que F. Bacon (1561; 1626) expose dans son Novum organum, a marqué un tournant dans l'histoire des sciences. En effet, l'inductivisme affirme que le raisonnement ne saurait se suffire à lui même et pose l'expérience concrète comme source de la connaissance, se distinguant ainsi de la tradition scolastique héritée d'Aristote. Par ailleurs, il se démarque par sa volonté d'interpréter, de régir par des lois, des pratiques de type magique (alchimie,...) dont les interprétations relèvent plus de la métaphysique que de la science.

2.2.2. Le positivisme.
Le positivisme, fondé en tant qu'école au dix-neuvième siècle par A. Comte, accorde la primauté aux faits, et poursuit l'évolution engagée par F. Bacon. Ainsi, A. Comte affirme : "Toute proposition qui n'est strictement réductible à la simple énonciation d'un fait, ou particulier ou général, ne peut offrir aucun sens réel ou intelligible" (cité par Guillaud J. C. & Robardet G., 1993, p. 8). Il s'agit d'établir des liens entre les phénomènes observables, en partant de ceux-ci, soit par une observation fortuite, soit en faisant une expérience "pour voir". Puis des hypothèses doivent être formulées et soumises à l'épreuve des faits, entraînant soit l'acceptation de ces hypothèses qui deviennent alors des énoncés théoriques, soit leur rejet.
Il y a acte de création, à la différence de l'inductivisme : le scientifique formule des hypothèses, construit des modèles de la réalité dans une perspective instumentaliste; mais l'imagination reste subordonnée à l'observation, les faits sont les arbitres suprêmes.

2.2.3. Critique de l'inductivisme.
Pendant longtemps, la méthode expérimentale basée sur l'inductivisme fut invoquée comme garante de vérité. La critique de l'inductivisme (déjà remis en cause au dix-huitième siècle par D. Hume) prend deux aspects :
- La contestation de son argumentation logique : l'inférence inductive peut conduire à une conclusion fausse à partir de prémisses vraies. Pour reprendre l'illustration de K. Popper, le fait que tous les cygnes observés soient blancs ne permet pas de conclure que tous les cygnes sont blancs; il suffirait qu'il existe un seul cygne noir, non observé par malchance, pour qu'une telle conclusion soit fausse.
- La remise en cause du statut de l'observation. Celle-ci allant beaucoup plus loin que la seule critique de l'inductivisme, elle fait l'objet du paragraphe suivant.

2.2.4. Qu'est-ce qu'observer ?
Un fait pur et simple, qui viendrait s'imposer à l'entendement humain de façon immédiate tel qu'en lui même, n'existe pas. Nous ne "voyons" un phénomène que parce que nous disposons d'un système de représentation dans lequel il est possible d'intégrer le fait observ‡Sans un tel système, l'esprit serait incapable :
- de combiner des observations isolées (parler du Soleil implique que l'on assimile "ce" qui disparaît le soir et apparaît le matin à un même "objet"),
- de retenir les faits ,
- et même d'observer les faits (ce qui n'a pas de sens n'émerge pas de la masse d'informations qui afflue au cerveau).
Le premier système de représentation dont nous disposons est le langage. Nous ne pouvons conceptualiser que ce qui passe par le langage et "les limites de mon monde sont les limites des langages dont je dispose" (Désautels J., 1987, p. 20). Les concepts sont des "instruments mentaux" (E. Morin, 1984, p. 78).
L'ensemble des théories, scientifiques ou non, dont nous disposons, forme un autre système symbolique en fonction duquel nous interprétons nos perceptions. Quand nous observons, nous sommes dans du "déjà connu", "après un dialogue qui dure depuis tant de siècles entre le Monde et l'Esprit, on ne peut plus parler d'expériences muettes" (Bachelard G., 1934, p. 12). Selon G. Bachelard, l'observation n'est jamais un "constat" pur de toute idée préconçue, mais le résultat d'un "projet", d'une volonté de "reconstruction" du réel. L'esprit scientifique ne s'instruit qu'auprès des objets qu'il a préalablement "construits". Ce n'est pas la raison humaine qui se règle sur les objets qu'elle identifie, mais l'objet qui est construit conformément à l'idée que s'en fait d'abord la raison. Bien sûr, le monde existe et la physique le prend en compte, mais nous n'y avons pas accès de façon immédiate; "la réalité se manifeste par sa fonction essentielle : faire penser" (Bachelard G., 1934, p. 9).
Il n'y a donc pas d'observation passive du monde et plus encore, "la nature ne donne de réponse que si on l'en presse" (K. Popper, cité par S. le Strat, 1990, p. 44). Quand on passe de l'observation à l'expérimentation, le caractère construit de la connaissance s'accentue. En effet, expérimenter suppose que :
- l'on connaisse la nature des grandeurs physiques que l'on mesure,
- l'on ait sélectionné les grandeurs pertinentes. On peut rappeler à ce sujet la mésaventure de Hertz qui ne parvint jamais à mesurer la vitesse des ondes électromagnétiques car il n'avait pas considéré comme des données pertinentes les dimensions du laboratoire, qui introduisent des phénomènes de réflexion et d'interférences,
- l'on sache lire les instruments de mesure (que l'on pense au microscope à effet tunnel, aux structures établies par diffraction de rayons X, aux détecteurs de particules élémentaires),
- l'on ait éliminé les éventuelles causes d'erreurs ou que l'on en ait corrigé les effets,
- l'on soit capable de transposer les résultats des mesures dans le langage formalisé de la théorie soumise au test.
Ainsi, "entre les phénomènes réellement constatés au cours d'une expérience et le résultat de cette expérience, formulé par le physicien, s'intercale une élaboration intellectuelle très complexe qui, à un récit de faits concrets, substitue un jugement abstrait et symbolique" (P. Duhem, 1906, cité par S. le Strat, 1990, p. 49).
Chacun des points ci-dessus implique une théorie plus ou moins explicite, jusqu'aux instruments qui "ne sont que des théories matérialisées. Il en sort des phénomènes qui portent de toutes parts la marque du théorique" (Bachelard G., 1934, p. 16). On voit à quel point l'expérimentation est solidaire d'un corpus théorique extrêmement dense. Ceci fait dire à P. Roqueplo :"Comme le cadre expérimental est lui-même conçu en fonction du cadre théorique et comme l'interprêtation renvoit elle-même au cadre théorique, on n'est jamais certain que l'interprêtation qu'on fait n'est pas tautologique par rapport au cadre théorique qui la précède, donc qu'il n'y a peut-être pas d'expérience cruciale" (Roqueplo P., 1984, p. 195).

2.2.5. Le falsificationnisme.
Plus que par la nature de sa pratique, K. Popper propose de qualifier la science en fonction de ses énoncés. Il formule le critère de réfutabilité (ou de falsification) : une théorie est scientifique si elle est falsifiable, c'est à dire si la logique autorise l'existence d'un énoncé d'observation qui lui serait contradictoire, et s'il est possible de procéder à un test expérimental.
C'est une position originale par rapport à la position classique qui repose sur l'idée (positive) de preuve. A sa base, on trouve les deux idées suivantes :
- un énoncé universel ne peut être vérifié empiriquement car il est impossible de tester tous les cas possibles (voir l'histoire des cygnes),
- un énoncé infalsifiable n'a pas de valeur car il ne nous apprend rien sur le monde. A. Chalmers (Chalmers A., 1987) et B. Darley (Darley B., 1994) donnent des exemples d'énoncés irréfutables. Ils sont soit de nature tautologique ("Soit il pleut, soit il ne pleut pas"), ou métaphysique ("Les radis poussent mieux à la lune descendante"), soit conditionnels ("Les baleines sont condamnées à disparaître, sauf si on arrête de les chasser").
Les théories sont des conjectures libres de l'esprit, tout énoncé clair, précis et falsifiable est bon à considérer pour être confronté à l'expérience. Si le test expérimental - ou plutôt l'ensemble des tests opérés, puisque l'on ne peut disposer d'observations parfaitement fiables - est négatif, la théorie est à rejeter, sinon elle est conservée, dans l'attente d'être falsifiée.
Un théorie n'est jamais vraie, mais seulement non (encore) réfutée. La qualité d'une théorie croît avec la valeur informative de ses énoncés prédictifs ou explicatifs, l'étendue de son domaine d'application, donc de ses potentialités de réfutation. Plus son domaine d'application est large, plus la théorie est génératrice de questionnements et de savoirs potentiels.
Dans cette approche, l'activité scientifique consiste à tenter de falsifier les théories et/ou à déterminer les limites des modèles. La connaissance ultime des choses est impossible puisque, ne répondant pas au critère de falsification, elle serait irréfutable. Les théories valent en fonction de ce qu'elles apportent en tant qu'outils explicatifs et prédictifs, non par référence à une vérité du monde.

2.3. La science en tant que pratique sociale inscrite dans l'histoire.

2.3.1. Les constats de l'histoire des sciences.
Tout discours construit est inscrit dans une époque. Le savoir scientifique n'y échappe pas, il s'élabore relativement à la vision du monde qui domine dans une société donnée, à partir d'un certain nombre de postulats qui sont le plus souvent perçus comme des évidences. "Les scientifiques qui produisent les connaissances ne peuvent s'abstraire du milieu socio-cognitif dans lequel s'est forgé leur appareil cognitif" (Désautels J. & Larochelle M., 1989, p. 23). Les modes de représentation d'une société donnée évoluent dans le temps et, de la même manière, le type d'énoncés, scientifiques ou non, que l'on profère, les critères en fonction desquels on juge de leur validité. L'esprit d'une époque nouvelle exige une science nouvelle. Réciproquement, une science nouvelle modifie le sens commun à plus ou moins long terme (il est aujourd'hui "évident" que la Terre tourne autour du Soleil).
Pendant l'Antiquité et le Moyen-âge, dominait l'image d'un monde statique et clos, où l'état naturel des choses était le repos, et la forme parfaite, le cercle. Dans un tel monde, le principe d'inertie n'aurait pas eu de sens11, et les planètes ne pouvaient que se déplacer circulairement autour d'une Terre immobile, ainsi que le décrit le système de Ptolémée.
A la Renaissance, se produit un grand mouvement des idées, les façons d'appréhender le monde se modifient. Les grandes pestes du quinzième siècle, la guerre de cent ans, le contact avec les savants grecs après la chute de Constantinople en 1453, la découverte de l'Amérique en 1492, sont autant d'événements qui dérangent les certitudes. Ils ont préparé la sortie de l'image selon laquelle l'homme est le centre de l'univers.
Dans La vie de Galilée (Brecht B., 1942, p. 13), Galilée s'exprime ainsi : "J'aime bien imaginer que ça a commencé par les bateaux. Du plus loin que les hommes se souviennent, ils n'avaient fait que se traîner le long des côtes, et puis tout à coup ils les ont quittées, et se sont lancés sur les océans.
Sur notre vieux continent, une rumeur est née soudain : des continents nouveaux existent. Et depuis que les bateaux y vont, la nouvelle fait le tour des continents et ils sont pris d'un grand rire : l'immense océan dont on avait si peur, ce n'est qu'une flaque d'eau. Et un grand désir a surgi de scruter les causes de tout : pourquoi la pierre lâchée tombe, et comment s'élève celle qu'on lance en l'air
".
La "révolution copernicienne" (Copernic, G. Bruno, Galilée) prend place dans un monde dont les représentations sont bouleversées, et contribue à les bouleverser un peu plus encore. C'est l'époque des grands débats sur l'infinité de l'univers et la place de Dieu dans celui-ci. Le monde est pris du grand vertige dont parle Pascal.
Galilée, séduit par la théorie copernicienne qui ne comporte que "peu de lois pour expliquer des quantités de choses", contrairement à l'ancien système qui est constitué de "quantité de lois pour expliquer fort peu de choses" (Brecht B., 1942, p. 24), pointe sa lunette vers le ciel, observe les lunes de Jupiter et donne sens à cette observation (où l'on voit qu'une observation n'est pertinente qu'en réponse à une attente).
E. Morin dit quant à lui : " Les pionniers de la cosmologie nouvelle, depuis Kepler jusqu'à Newton, ont fondé leur exploration de la nature sur leur conviction mystique qu'il existait des lois derrière la confusion des phénomènes et que le monde était une création rationnelle, harmonieuse. C'est un postulat" (Morin E., 1984, p. 78).

2.3.2. Kuhn : une approche sociologique de l'histoire des sciences.
L'analyse que fait T.S. Kuhn (Kuhn T. S., 1962) de la pratique scientifique l'inscrit en tant que pratique sociale.
La "science normale" fonctionne à partir d'un "paradigme", défini comme l'ensemble des théories et des méthodes qui recueillent l'assentiment général de la communauté scientifique et sont investies d'une certaine valeur de vérité. La science normale consiste à résoudre les énigmes posées par la confrontation du réel à la théorie sous l'égide du paradigme. Les énigmes insolubles constituent des "anomalies", dont l'accumulation conduit à une "crise" et entraîne une "révolution" lorsque l'on dispose d'un nouveau paradigme prêt à remplacer le précédent. Une nouvelle science normale se structure alors autour du nouveau paradigme, essentiellement grâce à la disparition des tenants de l'ancien et de la diffusion du nouveau par l'enseignement.
Des paradigmes différents peuvent coexister car il n'y a pas de référence à une quelconque vérité (contrairement à Popper pour qui une théorie en remplace une autre sur des critères rationnels fondés sur les faits). Souvent, des paradigmes rivaux sont, selon les termes de Feyerabend, "incommensurables" : non seulement ils génèrent des questionnements différents, mais leurs normes sont incompatibles : le paradigme A, jugé selon ses propres normes peut être meilleur que le paradigme B, alors qu'il est moins bon selon les critères de B.
Le milieu scientifique est traversé par des rivalités, des conflits, des différences de point de vue en amont de la science (métaphysiques). C'est, selon E. Morin, une "grande activité de critique mutuelle" (Morin E., 1984, p. 76) qui fait la vitalité de l'activité scientifique. En prenant les exemples de Newton et de Darwin, E. Morin souligne l'importance des esprits en marge des écoles pour que les théories évoluent (Morin E., 1984, p. 82).

2.3.3. L'objectivité.
L'objectivité au sens habituel est la faculté de voir les choses telles qu'elles sont intrinsèquement. Une connaissance objective est donc intemporelle et indépendante du sujet qui l'énonce; elle peut être établie par un individu quelconque dénué de tout préjugé et faisant appel à l'observation, garante de vérité.
Cette définition de l'objectivité est très souvent liée à une image désincarnée du scientifique; celui-ci serait un être solitaire, un pur esprit, volontairement détaché de la société parce que refusant les idées dominantes de son époque et voyant "plus loin, plus juste", dont la vie serait entièrement vouée à la recherche, travail auquel il se livrerait sans idée préconçue. Le scientifique serait donc objectif, puisque dépouillé de son identité de sujet. Une telle conception de l'objectivité est incompatible avec la science telle que la conçoit l'épistémologie moderne. En effet :
- elle suppose la séparation du sujet et de l'objet, qui n'a pas de sens en physique quantique où l'on ne peut étudier l'objet que dans son interaction avec le sujet connaissant (perturbation du phénomène par l'opération de mesure),
- elle ne tient pas compte du caractère construit des connaissances et de la nécessité d'un arrière-plan théorique pour "observer" (arrière-plan scientifique ou métaphysique, comme peut l'être la préférence pour les théories les plus simples, critère qui a déjà guidé Galilée dans sa défense du système de Copernic),
- la science telle que la décrit T.S. Kuhn est loin d'être une pratique à l'abri de tout présupposé métaphysique, fondée sur une méthode rationnelle évacuant toute référence à l'individu ou au groupe qui s'y adonne. Au contraire, l'objectivité est le fruit de la confrontation intersubjective (croisement des vues subjectives, positions antagonistes) entre scientifiques. L'objectivité, loin d'être l'attribut d'un individu, est un processus social, qui implique le langage et s'opère en référence à un certain nombre de critères (qui peuvent être la répétabilité des observations, la concordance des expériences individuelles, la réfutabilité des énoncés, ...). Pour G. Bachelard, "l'objectivité ne peut se détacher des caractères sociaux de la preuve. On ne peut arriver à l'objectivité qu'en exposant d'une manière discursive et détaillée une méthode d'objectivation" (Bachelard G., 1934, p. 16).

2.4. Alors...Quelle est cette chose que l'on appelle la "science" ?

Au terme de cette étude des différents courants épistémologiques, la question conserve toute sa dimension interrogative et s'est considérablement complexifiée en même temps qu'enrichie.
Les antagonismes sont nombreux entre :
- réalistes et instrumentalistes, s'opposant sur le statut des théories par rapport au monde ontologique,
- empiristes et rationalistes, dont les positions diffèrent sur les rôles heuristiques de l'observation et l'expérimentation d'une part, de la construction théorique d'autre part,
- partisans d'une science associale et a-historique, et partisans d'une approche sociologique de la pratique scientifique.
Cependant, il se dégage de l'épistémologie moderne un consensus autour de quelques thèmes centraux qui constituent une règle du jeu de la science :
- L'originalité de cette pratique réside dans le recours au test expérimental.
- Le réel ne répond que si on l'interroge explicitement. En particulier, le problème doit être correctement formulé, analysé; cela implique qu'il n'y a pas de connaissance sans construction théorique préalable.
- La production scientifique est un processus social et historique.
- Le savoir scientifique est un savoir négocié et argumenté. Il est validé en fonction d'un certain nombre de critères énoncés par la communauté scientifique elle-même.
- La théorie fonctionne comme une métaphore du réel, qui reste irrémédiablement une boîte noire. L'activité de la science est une activité de modélisation : elle ne propose pas une description conforme du monde, mais une re-présentation (action de "rendre présent pour un sujet donné") de la réalité, où "tout se passe comme si" les phénomènes observés se comportaient comme les objets de la théorie les présentent. Le réel n'est pas mystérieusement révélé, il fait signe et ses manifestations doivent être interprétées. La science produit des images par l'intermédiaire du langage.
- Ainsi, la science est construite par la pensée humaine.
L'intégration de l'ensemble de ces considérations fonde la perspective constructiviste de la pratique scientifique, qui envisage la science comme un questionnement et une construction. C'est dans cette perspective que je me suis placée en entreprenant cette étude. Pour conclure, je voudrais citer G. Bachelard : "Avant tout, il faut savoir poser des problèmes. Et quoi qu'on dise, dans la vie scientifique, les problèmes ne se posent pas d'eux-même. C'est précisément ce sens du problème qui donne la marque du véritable esprit scientifique. Pour un esprit scientifique, toute connaissance est une réponse à une question. S'il n'y a pas eu de question, il ne peut y avoir de connaissance scientifique. Rien ne va de soi. Rien n'est donné. Tout est construit" (Bachelard G., 1938,p. 14).


3. En quoi la réflexion épistémologique concerne - t - elle les enseignants ?



L'étude des programmes de sciences physiques de l'enseignement secondaire montre que celui-ci a des prétentions multiples, dont certaines ne peuvent faire l'économie d'une réflexion sur la nature de la pratique scientifique. Par ailleurs, mais c'est là une position personnelle, l'enseignement scientifique, éclairé de la réflexion sur la science, peut être facteur d'émancipation et formateur d'individus libres et responsables, capables de faire des choix raisonnés, prêts à se poser des questions plutôt que d'accepter des réponses toutes faites. Bien que la science soit un bel exemple de domaine où il n'y a jamais de vérité définitive et où il faut se poser des questions, l'enseignement scientifique est qualifié de "dogmatique" par I. Stenghers (Stenghers I., 1984, p. 148) parce qu'il "enferme ceux qui y entrent dans une affolante discipline du nécessaire" (Roqueplo P., 1984, p. 194). P.-G. de Gennes ajoute : "Dans notre pays, l'éducation est largement dominée par la théorie, et l'enseignement scientifique est plutôt dogmatique. Il laisse souvent croire aux élèves que la connaissance de quelques théorèmes et de quelques grands principes permet d'expliquer tous les phénomènes." (de Gennes P.-G. & Badoz J., 1994, p. 54).
L'analyse des pratiques d'enseignement faite par I. Stenghers et P.-G. de Gennes concerne un enseignement traditionnel. Cette critique, à laquelle je souscris en grande partie, peut paraître extrême parce qu'elle ne prend pas en compte les conditions dans lesquelles est fait cet enseignement (conditions matérielles et humaines, caractère des acquisitions que sanctionnent les examens, bachotage plus efficace qu'une réflexion critique,...). Je suis consciente de la difficulté qu'il y a à concilier des objectifs aussi variés, et je ne peux revendiquer une pratique radicalement différente; mais j'ose espérer que l'enseignement scientifique peut évoluer et qu'une réflexion du type de celle que je propose ici peut aider à modifier sa pratique.

3.1. Les programmes de l'enseignement secondaire.

Les objectifs que les programmes (toutes les citations sont extraites du Bulletin Officiel de l'Éducation Nationale, Hors-Série du 24 09 92) assignent à l'enseignement des sciences physiques sont de deux ordres :
- transmission d'un contenu conceptuel,
- formation des esprits "à la rigueur, à la méthode scientifique, à la critique et à l'honnêteté intellectuelle" (p. 74).
Le second point implique une réflexion sur la science. Par ailleurs, "il est aussi important pour des non-scientifiques d'avoir une conception non biaisée des disciplines scientifiques que pour les scientifiques eux-mêmes" (p. 82) et il faut apprendre aux élèves "à prendre leurs distances par rapport aux informations qu'ils reçoivent (en particulier, démystifier les fausses sciences)" (p. 81).
La démarche modélisante et simplificatrice des sciences (pour paraphraser G. Bachelard, il n'y a pas de simple dans l'univers, il n'y a que du simplifié) est évoquée à plusieurs reprises : "L'enseignement doit faire ressortir" que les lois physiques "constituent une représentation cohérente de l'univers. Dans cet esprit, il doit faire appel à la dimension historique de l'évolution des idées en physique quelle que soit la classe" (p. 75), et que "toute la rigueur d'une discipline expérimentale est dans la bonne utilisation des modèles qu'elle utilise pour décrire une réalité souvent complexe" (p. 78). "La physique contribue (...) à rendre notre monde intelligible" en formulant des lois qui " permettent de prévoir ou d'imaginer des phénomènes nouveaux ou des objets nouveaux" (p. 81) et l'on souligne que "l'enseignement de chimie peut être l'occasion idéale de développer l'utilisation d'un modèle, d'en montrer les limites, de le perfectionner en fonction des besoins" (p. 77).
Il s'agit de construire un savoir adulte : "Plus concernés, les élèves sont responsables de la construction de leur propre savoir" (p. 76).
Ainsi, les concepteurs des programmes considèrent comme pertinente une réflexion sur la nature du savoir scientifique et envisagent la formation à la démarche scientifique dans une optique constructiviste. Ce qui justifie pleinement que les enseignants s'y intéressent.

3.2. Deux positions extrêmes : le scientisme et le rejet de la science.

Chacune de ces deux attitudes me semble avoir un nombre de représentants non négligeable dans la société. L'emprise des sciences et des techniques sur notre société moderne est indéniable, celles-ci entretiennent un rapport dialectique complexe dans un "jeu de renvoi permanent" (Roqueplo P., 1984, p. 194). Il en résulte une certaine exaltation de celles-ci, dont témoigne un certain courant littéraire, de science- ou techno- fiction, veine déjà en vogue au dix-neuvième siècle avec les romans de Jules Vernes. Face à l'exaltation, deux attitudes extrêmes sont concevables; on peut soit participer à cette exaltation scientiste, soit s'y opposer et dénigrer la science. Paradoxalement, ces deux attitudes mènent souvent à des comportements similaires : dogmatisme, déresponsabilisation, pratiques magiques, ...
Le scientisme est une croyance au pouvoir absolu de la science, en tant que seule démarche de connaissance et d'action légitime. Il se base sur le postulat selon lequel la science décrit la réalité ontologique, qu'elle procède des seuls modes valables d'élaboration des connaissances2 : la rationalité et le recours à l'évidence empirique. La science possède donc une valeur de vérité, dont la conséquence est qu'elle est la seule pratique fondée pour résoudre les problèmes. Pernicieusement, l'idéologie scientiste se met à l'abri de la critique en survalorisant la méthode scientifique, seule recevable. Ainsi, toute critique de cette idéologie n'est reconnue que si elle procède elle-même de la science. La proposition scientiste est un exemple de proposition irréfutable au sens de K. Popper, et relève ainsi d'un dogmatisme à l'opposé des pratiques réelles de la science.
La définition que donne P. Thuilliers du scientisme comme "attitude pratique fondée sur les trois articles de Foi suivants : primo, la "science" est le seul savoir authentique (et donc le meilleur des savoirs); secundo, la science est capable de répondre à toutes les questions théoriques et de résoudre tous les problèmes pratiques (du moins si ces questions et ces problèmes sont formulés correctement, c'est-à-dire de façon "positive" et "rationnelle"); tertio, il est donc légitime et souhaitable de confier aux experts scientifiques le soin de diriger toute les affaires humaines (qu'il s'agisse de morale, de politique, d'économie, etc.)" (cité par Désautels J. et Larochelle M., 1989, p. 13) met en évidence les dangers du scientisme.
Inversement, on constate de la part de certaines personnes un rejet de la science. Celle-ci serait froide, dure, rigide, le fait d'esprits bornés et sans imaginaire, dont l'activité se résumerait à une gymnastique mécanique de l'esprit. En bref, la science serait inhumaine. Inhumaine dans sa pratique, inhumaine dans ses conséquences (bombes, destruction de l'environnement, de l'argent qui serait "mieux dépensé ailleurs"31 ,...).
Dans une telle perspective, l'individu ne s'approprie pas les objets et les méthodes de la connaissance scientifique, donc les moyens de faire certains choix sociaux. Cette tâche est confiée à "ceux qui savent" d'où une déresponsabilisation et le risque pour l'individu "d'habiter dans un monde où il sera de plus en plus un quasi-étranger (...), un monde fabriqué par les autres" (Roqueplo P., 1984). À l'extrême, l'individu tombe dans la croyance au surnaturel et l'occultisme (où l'on retrouve les pratiques magiques).

3.3. Il est question de donner du sens à un apprentissage scientifique.

L'image de la science que propose - implicitement - l'enseignement traditionnel évacue le sujet connaissant. Sujets connaissants que furent les scientifiques qui ont construit le concept étudié, à moins qu'ils ne soient glorifiés en tant que "génies". Souvent, ils n'existent plus que par le nom qu'ils ont laissé à "leur" loi, "leur" théorème. Sujets connaissants que sont les élèves, dont on attend qu'ils acquièrent des connaissances, des savoir-faire "tout élaborés".
En éliminant le scientifique, on annule son rôle et la construction des objets scientifiques. La science apparaît alors comme structurée d'emblée, reflet de la réalité intrinsèque, s'appuyant sur l'évidence des phénomènes. La question de ce que dit la science du monde réel n'est jamais posée, les notions de modèle, de construction d'une re-présentation du réel ne sont jamais abordées, sauf dans des expressions toutes faites, par exemple "le modèle de Lewis", dont les subtilités n'apparaissent pas aux élèves si on ne prend pas la peine de les souligner.
La consultation des manuels de physique-chimie est sur ce point intéressante. La science y est présentée comme un processus linéaire et cumulatif vers la connaissance du réel. La démarche de tâtonnements, d'erreurs, de remises en cause qui caractérise l'activité scientifique est gommée. S'il est fait référence à l'histoire des sciences , on y sélectionne soigneusement les éléments et les "il savait déjà que" qui vont dans le sens de la théorie dont il est propos. Dès lors, l'élève "tendra à penser que, depuis toujours, la connaissance que nous avons de ce type de problèmes approxime quelque chose dont lui va, finalement, se voir offrir la meilleure approximation sur le marché" (Stenghers I., 1984, p. 138).
La science ne dirait rien que le monde ne dirait, elle se contenterait de formaliser dans un langage quelque peu rebutant, très technique, dans lequel l'élève a du mal à retrouver ses propres explications aux phénomènes du monde dont il fait l'expérience quotidienne. Avouons le, cette science n'est guère attrayante. Aussi, il n'est pas étonnant que l'élève se sente peu concerné par ces élucubrations auxquelles il ne donne pas de sens. Seuls les élèves qui auront développé un goût pour l'abstraction y trouveront de quoi alimenter un certain attrait. Quant aux autres, ils risquent fort de se désintéresser de la science. J. M. Lévy-Leblond rappelle que "tant que nous n'arriverons pas à faire partager des questions, il sera absurde de vouloir faire partager des réponses" (Lévy-Leblond J. M., 1984, p. 33).

3.4. Ou comment faciliter l'acquisition des concepts scientifiques.

L'enseignement scientifique du secondaire comme du supérieur est centré autour de l'apprentissage de lois et de la mise en œuvre de celles-ci dans des exercices d'application, plus ou moins complexes, le plus souvent décontextualisés par rapport au réel.
On constate que les élèves deviennent capables d'utiliser un algorithme de résolution de problèmes, sans avoir rien compris aux concepts physiques. Ainsi, A. Tiberghein et al. écrivent : "La modélisation est une activité fondamentale (en particulier en physique), qui nécessite la mise en relation de deux <<mondes>> de connaissances, l'un relatif à la théorie et ses modèles et l'autre au monde réel. Cette activité pose des difficultés spécifiques pour les apprenants car, bien qu'ils possèdent des connaissances au sein de chaque <<monde>>, ils peuvent difficilement établir des relations 41 entre les deux. Du coté du <<monde>> de la théorie modèle, les recherches en didactique de la physique et en psychologie cognitive ont montré que les apprenants qui sont capables de résoudre des problèmes <<quantitatifs>> peuvent souvent atteindre le niveau universitaire sans avoir réellement compris la nature des relations entre la théorie, le modèle et le champ expériemental de référence" (A. Tiberghein & al., 1995, p.174).
Par ailleurs, l'activité de modélisation de la science, généralement passée sous silence, n'apparaît pas à l'élève. Aussi s'aperçoit-il chaque année que le professeur de l'année précédente lui a menti, puisqu'on lui propose de nouvelles explications au même phénomène. Un élève conscient du caractère construit de la connaissance scientifique, ainsi que de la sophistication progressive des modèles serait plus apte à s'approprier ces nouvelles idées.
Quant aux travaux pratiques, qui pourraient être conçus comme activité de construction des concepts, ils reposent le plus souvent sur un a priori d'évidence. Utilisés à des fins démonstratives ou inductives, il s'agit de "mettre en évidence" un phénomène. Pour cela, ils sont d'une part soigneusement purifiés de toutes les manifestations risquant de gêner l'illustration du phénomène physique relatif au chapitre en cours, d'autre part structurés par un protocole extrêmement directif et fermé. Ceci afin d'éviter que les élèves ne s'égarent dans des manipulations "stériles", au sens où elles ne mènent pas droit au but. Il fait de plus parfois appel à des systèmes expérimentaux complexes que les élèves ne maîtrisent pas et sur lesquels ils se focalisent plutôt que sur le concept étudié.
Trop souvent, le professeur est le seul à savoir où il veut en venir, et il impose sa stratégie, guidant les élèves pas à pas. "Aider" devient "faire à la place de". Les élèves n'ont aucune maîtrise de ce qu'ils font, ou pire, pas la moindre idée. La construction du concept est oubliée au profit de l'obtention des résultats expérimentaux. On fait apparaître comme des évidences des choses qui n'en sont pas. Finalement, l'élève est incapable de refaire par lui même le cheminement qui mène à cette pseudo-évidence. D'où :
- découragement de l'élève qui ne sait pas voir les choses évidentes,
- disqualification du savoir produit, qualifié de "théorique" au mauvais sens du terme,
- perte de sens : dissociation des phénomènes observés en cours avec ceux de la vie quotidienne.
La psychologie cognitive montre que tout apprentissage nécessite une construction et une appropriation du concept. Si cette phase est court-circuitée, l'élève acquiert une connaissance formelle et superficielle (donc vite oubliée).
J. Désautels et M. Larochelle (Désautels J. & Larochelle M., 1989) insistent par ailleurs sur l'intérêt de l'histoire des sciences pour les enseignants. Celle-ci est riche d'informations concernant les difficultés conceptuelles qui ont du être surmontées dans l'élaboration des méthodes et des contenus scientifiques. On peut rapprocher ces difficultés de celles que rencontrent les élèves en cours de sciences.
Un tel enseignement n'est pas apte à modifier les conceptions a priori que les élèves ont du monde physique, parce que l'on ne parle pas des mêmes objets. L'apprentissage scientifique n'est alors opératoire qu'en contexte scolaire (on répond à ce qu'attend le professeur, article premier du "contrat didactique"), ce qui fait dire à I. Stenghers que "le concept comme tel n'a pas été compris. Ce n'est pas qu'il n'ait pas été accepté, c'est qu'il n'a pas été vu comme concept" ( Stenghers I., 1984, p. 139). Et elle invite à "se souvenir que la science, ce sont des questions, bien plus que des vérités à acquérir le plus vite possible" ( Stenghers I., 1984, p. 145).

3.5. Contribuer à fonder une image juste de la démarche scientifique.

Une réflexion sur la science intègre nécessairement un questionnement sur le statut de l'observation et de l'expérimentation dans la genèse des connaissances scientifiques. Une telle réflexion est propice à modifier le rôle traditionnellement dévolu aux travaux pratiques de façon à le rendre plus proche d'une véritable pratique scientifique. Dans sa thèse publiée récemment, B. Darley a étudié quels étaient les objectifs assignés aux travaux pratiques de physiologie animale en seconde année de DEUG B (Darley B., 1994, p. 101-142). Il montre que pour l'ensemble des enseignants, les travaux pratiques ont pour principale fonction l'illustration de notions théoriques étudiées en cours (premier objectif déclaré dans dix cas sur douze), doublé d'un apprentissage de savoir-faire expérimentaux (maîtrise du matériel, interprétation des résultats, apprentissage de la rigueur, de l'observation). Ainsi, les travaux pratiques proposés "sont essentiellement centrés sur l'observation d'un phénomène soit comme préalable et comme fondement de la démarche, soit comme support d'illustration d'un cours ou d'un TD. Ils se caractérisent par une absence de problématique, les étudiants n'ayant aucune hypothèse préalablement posée à vérifier mais simplement une tâche à accomplir avant de s'interroger sur la signification des résultats à obtenir" (Darley B., 1994, p. 121). Après analyse du comportement des étudiants pendant des séances de travaux pratiques, il conclut que :
- la prise en main du matériel mobilise l'essentiel de l'attention des étudiants (76 % des questions qu'ils posent sont d'ordre technique),
- l'acquisition technique se fait au détriment de la compréhension du concept (il s'agit d'obtenir les "bons" réglages),
- le but recherché est l'obtention des résultats conformes à ceux que prévoit le cours (ce qui entraîne des "corrections autoritaires" des mesures non conformes).
En bref, l'attitude des étudiants en travaux pratiques est "peu représentative de l'apprentissage d'une méthodologie de résolution de problèmes" (Darley B., 1994, p. 142) et j'ajouterai, peu conforme à la pratique scientifique.
Ce que B. Darley dit des travaux pratiques à l'université me parait s'appliquer a fortiori dans l'enseignement secondaire (Désautels J., 1987, p. 35). Il se pratique assez couramment dans cet enseignement une "pédagogie de la redécouverte", selon laquelle les élèves devraient inventer (ou "découvrir" ?) à nouveau les lois et les concepts de la physique. Qui n'a pas essayé de laisser les élèves observer, sans consigne particulière, dans l'attente que les élèves trouvent ce qu'il y a à trouver, constatent ce qu'il y a à constater. Quelle désillusion devant le manque de pertinence de leurs observations ! Et on laisse implicitement croire aux élèves qu'ils sont responsables de ce "défaut d'observation" et que la connaissance scientifique dérive de l'observation.

3.6. Une réflexion pertinente.

J'ai exposé un certains nombre de raisons de s'intéresser en tant qu'enseignants à la nature du savoir scientifique et aux conditions de sa production.
Non seulement, une réflexion de la part des enseignants sur la nature du savoir scientifique et l'histoire des sciences51 permet de "comprendre pourquoi nos élèves ne comprennent pas" (Désautels J. & Larochelle M., 1989, p. 42), mais il s'agit surtout de problèmatiser l'idée de science avec les élèves. Démarche qui serait féconde pour la "formation de l'esprit scientifique".
Une telle problématique est susceptible de favoriser l'engagement des élèves dans une démarche de connaissance. Prenons le modèle du fonctionnement cognitif développé par J. Piaget : au cœur de sa thèse, on trouve le "déséquilibre cognitif" résultant du décalage entre les conceptions de l'apprenant et les informations qu'il reçoit, déséquilibre qui serait le moteur de l'appropriation de la connaissance par l'apprenant. L'existence de ce déséquilibre cognitif tient, d'une part à la possibilité pour l'élève de rentrer dans le jeu de la connaissance (d'où le problème de préserver le sens de l'activité scientifique dans son enseignement), d'autre part aux propositions de situations ouvertes qui lui seront offertes.
Il parait ainsi formateur d'inclure dans l'enseignement une initiation à la démarche de modélisation, une réflexion sur la distinction "entre faits d'observation et interprétation, entre description phénoménologique et description modélisante" (Goffard M., 1994, p. 132).
En tant qu'acte d'éducation, l'enseignement scientifique doit favoriser la "pensée imaginative" en apprenant à formuler des hypothèses, former l'esprit critique "face aux fausses évidences de l'habitude" (Wolff B., 1991, p. 454).



4. Les travaux existants.



Peu d'études ont été menées sur la représentation que les élèves se font de la nature du savoir scientifique et des conditions de sa production. Le travail le plus complet que j'ai pu consulter est celui de J. Désautels et M. Larochelle (J. Désautels & M. Larochelle, 1989) , effectué auprès d'étudiants canadiens.
Ces travaux portent sur la vision de la science d'étudiants pour un niveau donné unique. L'étude présente apporte une contribution novatrice puisqu'elle se propose de procèder à une étude comparée de l'idée de science d'élèves du secondaire, en fonction de l'avancement de leurs études et des filières choisies, et de jeunes chercheurs en physique.

4.1. Dessine moi un savant.

En 1983, la commission culture du CAES (association des personnels du CNRS) pose à des enfants de 11 à 15 ans la question suivante : "Pour vous, qu'est-ce qu'un savant ?".
Le rapport publié (CAES, 198361), dresse un portrait-robot de l'homme de sciences, derrière lequel se profile l'activité scientifique.
Le savant est "une drôle de personne" (p. 9), qui "passe le plus clair de son temps dans son laboratoire" (p. 18), "s'ennuyant toutes ses nuits à ne pouvoir faire des recherches" (p. 20). Toujours "plongé dans ses calculs" (p. 20), il "a son monde à lui" (p. 20); c'est "un homme très intelligent" (p. 14), qui "a fait de longues études" (p. 14), ou même, "un savant sait tout" (p. 15).
Les disciplines scientifiques les plus souvent citées sont les mathématiques, la chimie et la physique.
Le travail du savant est essentiellement tourné vers les applications, dont le type distingue les bons et les mauvais savants; les premiers "cherchent des choses utiles pour les hommes" (p. 11), les seconds veulent "essayer de commander la Terre" (p. 10). Son activité est à la fois intellectuelle : "Je l'imagine toujours dans un laboratoire cherchant des formules" (p. 12), "Un savant est une personne qui fait des calculs" (p. 12), "Il raconte des choses avec des maths qu'il a inventées, très compliquées et étranges" (p. 14), et manipulatoire (ses expériences ont de plus un coté magique72) : "Ce savant travaillerait toujours avec des potions chimiques" (p. 13), "Il fait beaucoup de chimie" (p. 14), "Tous ses produits font d'énormes bulles, des rremous" (p. 20).
L'image qui se d\'8egage de l'ensemble est plutôt négative. Le savant est un être exceptionnel, trop exceptionnel pour que les enfants le considèrent vraiment comme des nôtres et s'identifient à lui, d'autant plus que sa vie est "très triste" (p. 20) et qu'il est souvent "fou" (p. 22). L'activité scientifique est difficile, dangereuse et laisse peu de place à l'imaginaire (un savant est un homme "qui ne rêve pas, qui est très réaliste" (p. 23)). De plus, il semblerait que la science procède de la découverte.
Les auteurs du rapport constatent avec surprise que "les caractéristiques données par les enfants sont [très] éloignées de la réalité" (p.7), que les enfants éprouvent une "crainte devant la science" (p. 12). En conséquence, les auteurs appellent à réagir.

4.2. Points de vue d'adolescents et d'adolescentes.

J. Désautels et M. Larochelle se sont intéressés aux représentations de la science de jeunes Canadiens en fin d'enseignement secondaire.
D'après leur étude (J. Désautels & M. Larochelle, 198981), les adolescents s'inscrivent majoritairement dans une perspective réaliste et empiriste. Les tendances générales relevées sont les suivantes :
- L'objectif de la science est donner "une explication profonde" (p. 80) aux phénomènes "naturels", au moyen des outils propres aux sciences que sont les chiffres, les formules, les lois, et l'expérimentation.
- La "tendance à l'ontologisme" (p. 147) est très marquée, il y aurait une correspondance biunivoque entre la connaissance expérimentale, les objets de la théorie et le monde intrinsèque. L'univers serait "préorganisé et se [révélerait] d'emblée au sujet sous forme de lois, de concepts et de théories" (p. 148).
- La science "est adaptée à l'étude d'objets particuliers (physique, chimie, mathématiques), elle est inopportune pour l'étude des phénomènes humains" (p. 150).
- Il y a une ambiguïté concernant la production du savoir scientifique et vis à vis du rôle du chercheur. Coexistent deux conceptions, en apparence contradictoires. Le savoir scientifique serait d'un coté le fait d'esprits créateurs, illuminés, particulièrement clairvoyants, d'un autre coté, il ne serait guère plus que "l'évidence du phénomène divulgués" grâce à l'expérience, et le scientifique ne serait alors que "le compilateur d'un réalité organisée et ontologique" (p. 145). E. Morin évoque lui aussi cette "schizophrénie" : "l'aspect créatif individuel est à la fois connu et totalement refoulé" (E. Morin, 1984, p. 81).
- La "science n'est pas détachée de la sensation" (p. 146). "D'emblée, les données d'observation deviennent une question ou un problème scientifiques pertinents auxquels on peut trouver des réponses directes" (p. 147), par "accumulation et juxtaposition d'observations".
- Le travail de l'esprit, de construction, d'interprétation n'est pas pris en compte, bien que certains étudiants interrogés aient l'intuition que "pour observer, il faut avoir des idées" (p. 101), "et que "tu ne peux pas enregistrer ce que tu ne penses pas" (p. 148).
- L'objectivité est garantie par les faits. L'expérience fournit une preuve. Cependant, beaucoup d'étudiants, conscients du caractère évolutif de la science, évoquent "les contingences socio-historiques ou socio-psychologiques". Mais il s'agit alors d'un savoir erroné, non réellement objectif.
- La science progresse continûment. Les questions, les objets d'études restent les mêmes, "les concepts [ont] le même sens d'une théorie à l'autre" (p. 148), "seules les interprétations changent, se raffinent, se rapprochent de la réalité eu égard au perfectionnement des techniques" (p. 148).
Ainsi, "la connaissance scientifique se voit attribuer une valeur cognitive plus fondée; c'est un savoir fiable, fondamentalement prouvé ou pouvant l'être" (p. 85), ayant trait à des objets qui existent concrètement, auxquels on peut avoir un accès direct grâce aux sens. Savoir dans l'établissement duquel le sujet "est rarement un sujet producteur ... sinon d'erreurs" (p. 149).



5. Méthodologie.



L'objet de ce travail est de dégager les tendances épistémologiques des élèves, leurs différences tout au long de l'enseignement secondaire, ainsi que ce qui les distingue de celles des jeunes chercheurs. L'accent est mis sur le secondaire. Une étude des spécificités liées aux sections scientifique et littéraire est amorcée.
Une telle étude est fondée sur l'hypothèse a priori que les élèves ont des sciences et de leur élaboration, une vision fausse, au regard de l'épistémologie moderne. J'ai testé cette hypothèse de façon précise avec l'espoir que les résultats puissent être exploités dans l'optique d'une transformation de cette représentation.
A cet effet, j'ai interrogé des élèves de Quatrième (effectif : 13), Seconde (30), Terminale Scientifique (15), Terminale Littéraire (13). J'ai aussi recueilli les propos des praticiens de la science que sont les chercheurs afin de disposer d'une référence à la science telle qu'elle se fait, à mettre en parallèle avec les discours des épistémologues modernes. C'est pourquoi j'ai interrogé de jeunes chercheurs (12) en physique. En tout, 83 questionnaires ont été exploités.
La préférence exprimée envers des chercheurs "débutants" plutôt que des chercheurs "confirmés" s'explique ainsi : je suppose que la confrontation de leur pratique toute nouvelle à leurs représentations a priori de la science est susceptible d'induire un "déséquilibre cognitif", riche de questionnements et de remises en cause. Beaucoup d'entre eux soulignent spontanément qu'ils ont trouvé de "l'intérêt" et du "plaisir à réfléchir à toutes ces questions" (C-6)91 . L'une d'entre eux va dans le sens de mes préoccupations en disant : "Le fait de donner des Travaux Dirigés à des étudiants m'oblige à me poser des questions de ce genre" (C-12).

5.1. Choix d'une méthode d'enquête.

Afin que les conclusions de cette étude aient une légitimité, et bien que mon but ne soit pas d'élaborer des statistiques, il a été nécessaire de travailler sur des échantillons suffisamment importants de personnes dans chacune des cinq catégories, ce qui a éliminé l'entretien et conduit à un questionnaire.
Les personnes interrogées ayant des âges et des cursus très différents, il était évidement impossible de proposer le même questionnaire à toutes, à moins de se restreindre à des formulations et des questionnements accessibles à des élèves de Quatrième. J'ai préféré utiliser une série de questionnaires emboîtés les uns dans les autres : chaque niveau s'est vu proposer les questions posées au niveau précédent, complétées par quelques autres, destinées à préciser un point, à aborder un nouvel aspect. Cela a permis de disposer d'un corpus de réponses communes aux différentes catégories sur lesquelles établir des comparaisons.
J'ai procédé à une pré-expérimentation dans ma classe de Seconde afin de préciser la formulation à donner aux questions.
Les élèves ont été sollicités par l'intermédiaire de leur professeur de physique; de philosophie en Terminale Littéraire. Ils ont généralement répondu de façon anonyme, afin d'éviter toute arrière-pensée à un éventuel produit attendu.
Ces questionnaires se trouvent ci-après.

5.2. Questionnaire: Quelle est cette chose que l'on appelle la "science" ?

Ce questionnaire est destiné à une recherche en didactique des sciences.
On demande de répondre à chaque question en quelques lignes, de la façon la plus précise possible.
Merci de votre participation !

5.2.1. Classe de quatrième :
1. Pour vous, quel sens a le mot "théorie" ? Donnez des exemples.
2. Au Moyen-âge, on disait : "Le Soleil tourne autour de la Terre". Aujourd'hui, on dit : "La Terre tourne autour du Soleil". Selon vous, qu'est-ce qui a provoqué ce changement ?
3. Vous diriez plutôt :
a - "Les lois de la physique existent dans la nature, les physiciens les découvrent". Expliquez.
b - "Les lois de la physique sont des inventions des physiciens pour interpréter et prévoir des événements". Expliquez.
c - Autre réponse. Précisez.
4. On dit souvent que Newton a proposé la théorie de la gravitation en regardant tomber les pommes. Pourtant, Newton ne devait pas être le premier à voir tomber les pommes ! En quoi cette observation a-t-elle permis à Newton d'élaborer cette théorie ?
5. Peut-on avoir une science sans langage (phrases, chiffres, formules mathématiques,...) ?

5.2.2. Classe de seconde :
Questions 1 à 5, suivies de :
6. Imaginez que l'on possède un microscope assez puissant pour voir une molécule de dihydrogène; faites un dessin de la molécule telle que vous pensez qu'on la verrait.
7. On invente et on construit aujourd'hui d'énormes machines pour faire des expériences (accélérateurs de particules, synchrotrons, télescopes spatiaux, ...). Pensez-vous que c'est :
a - simplement "pour voir", sans aucune idée de ce que l'on va "voir". Expliquez.
b - pour observer des phénomènes que l'on a plus ou moins prévus. Expliquez.
c - Autre réponse. Précisez
8. La science peut-elle s'appliquer à tout ce qui existe ? Expliquez.


5.2.3. Classes de Terminales Scientifique, Littéraire :
Questions 1 à 8, suivies de :
9. Pensez vous que la théorie scientifique donne de la réalité physique une description :
a - conforme (la réalité est comme le dit la théorie).
b - approchée (la réalité est à peu près comme le dit la théorie, mais on ne connaît pas encore les détails).
c - imagée (elle ne dit pas que la réalité est comme ça, mais que les phénomènes se passent comme si elle était comme ça).
d - Autre réponse. Précisez.
10. Vous diriez de préférence qu'une théorie scientifique à pour origine :
a - un fait survenu par hasard.
b - une observation minutieuse de la nature, permettant d'accumuler des faits dont la théorie est la synthèse.
c - des expériences mises en oeuvre par le scientifique "pour voir" (comme des filets pour pêcher au hasard dans les phénomènes naturels).
d - des hypothèses formulées par le scientifique, suivies d'expériences pour vérifier ces hypothèses.
e - Autre réponse. Précisez.

5.2.4. Chercheurs :
Questions 1 à 10, suivies de :
11. Quand on parle de la lumière, on utilise, selon les phénomènes à interpréter, soit la théorie ondulatoire soit la théorie corpusculaire. Comment expliquez vous qu'une même réalité puisse ainsi être décrite à l'aide de deux théories différentes ?
12. Quels sont les rapports entre : la théorie, ce que l'on observe et la réalité ? Par exemple, entre un modèle de l'atome, les "images des atomes" données par le microscope à effet tunnel et les "atomes réels" ?

5.2.5. En Terminale et pour les chercheurs, les questions 2 et 4 sont remplacées respectivement par :
2. Est ce que les explications données par la science dépendent des hommes et des sociétés dans lesquelles elles ont été élaborées ? Pensez, par exemple, à Galilée énonçant que la Terre tourne autour du Soleil, et non l'inverse, comme cela était admis à l'époque.
4. Un physicien et un "spectateur innocent" voient-ils la même chose devant le même phénomène ?

5.3. Commentaires des questionnaires.

La représentation que les élèves ont de la science étant essentiellement implicite, les questions posées sont probablement nouvelles pour eux. Aussi m'a-t-il parfois semblé important de suggérer des éléments de réponse, la formulation aidant à conceptualiser le problème. Mais cette manière de procéder comporte un certain nombre de dangers. Parmis ceux-ci, celui que les mots employés n'aient pas le même sens pour moi et pour les élèves, ou bien que, la restriction de la réponse à un nombre limité de réponses toutes faites ne permette pas l'expression d'une pensée multiforme et complexe, obligeant le répondant à se contenter d'une proposition qui ne rend qu'approximativement compte de sa pensée. Les résultats obtenus seraient alors non, ou peu, signifiants.
Par ailleurs, je souhaitais vivement que les personnes sollicitées apprennent quelque chose en répondant, que le questionnaire les incite à amorcer une réflexion véritable. Il fallait donc laisser à chacun la possibilité de construire sa propre réponse.
C'est pour l'ensemble de ces raisons que j'ai , d'une part toujours laissé la possibilité d'une réponse personnelle, d'autre part posé des questions ouvertes. Cette ouverture garantit un matériau porteur de sens, puisque les élèves utilisent leurs propres mots. Se posent alors les problèmes de l'interprétation des propos et du regroupement des réponses.
L'appropriation de questions très abstraites m'a parue délicate pour de jeunes élèves (Quatrième et Seconde), pour lesquels j'ai préféré utiliser des situations concrètes plutôt que de poser les questions explicitement. Deux questions ont été remplacées par une question plus directe (questions 2 et 5) pour les sujets les plus âgés. Les autres questions, reprises telles quelles, sont précisées par une question complémentaire (c'est le cas des questions 3 et 7, respectivement en rapport avec les questions 9 et 10).

Il s'agit dans ce mémoire de déterminer une image d'ensemble de la science et des conditions de sa production. D'où la variété des questions, qui s'orientent selon deux axes principaux, développés ci-dessous.

5.3.1. Ce que la théorie dit du monde; l'idée de modèle.
Les questions 3,5,6,9,11 et 12 posent le problème de la correspondance entre les énoncés d'une théorie et les faits observables. Les élèves conçoivent-ils la théorie scientifique en termes de modèle ou de description ayant un caractère de réalité ?
Les réponses 3a, 9a et 9b supposent que la réalité est un "édifice logique accessible à la raison humaine" (Darley B., 1994, p. 79); elles s'intègrent dans une perspective réaliste.
Une adhésion aux réponses 3b et 9c place dans une perspective instrumentaliste. Les théories sont vues comme des outils opératoires que le scientifique construit.
La question 5 concerne la nature et la fonction des concepts, ainsi que l'irréductibilité du réel à toute représentation. Elle est particulièrement difficile pour de jeunes élèves.
La question 6, empruntée à L. Romero (Romero L., 1993), est intéressante du fait de l'utilisation fréquente de schémas en physique et en chimie, mais aussi parce que l'introduction du modèle de Lewis en Seconde a éventuellement pu faire l'objet d'une activité de modélisation par les élèves.
Les questions 11 et 12 sont posées aux chercheurs exclusivement.
La question 11 fait référence à une situation qui n'a pu manquer de poser problème aux étudiants en sciences qu'ils furent. Situation qui pose implacablement la question de la modélisation. Deux types de réponses sont attendues : "On n'a pas encore trouvé la bonne théorie", "Chacune de ces théories est opératoire dans un certain domaine; c'est ce qui importe".
Toutes ces questions posent implicitement ce que la question 12 formule explicitement. Elle ne m'a paru abordable sous cette forme que pour des adultes.

5.3.2. Rôles attribués à l'observation et l'expérimentation dans la genèse d'une théorie scientifique.

Les questions 4,7,10 et 12 concernent la place accordée par les sujets à l'observation et à l'expérimentation. Les faits sont-ils en eux même porteurs de sens ou bien l'observation ne prend-t-elle du sens que dans un cadre théorique donné ?
Insister à la question 4, sous forme de clin d'œil, sur le fait que Newton n'était évidement pas le premier à voir tomber des pommes, ou sur la taille des instruments, donc leur prix, à la question 7, suggère l'idée de projet.
La question 10 expose les différents modes de genèse des connaissances scientifiques habituellement évoqués. Les réponses 10a, 10b et 10c relèvent de l'empirisme et de l'inductivisme. La réponses 10d est plutôt constructiviste.
Quant à la question 12, elle concerne le mode d'accès au réel par des instruments qui ne sont, selon G. Bachelard, que "des théories réifiées".
J'envisage des réponses donnant la primauté à l'observation, en particulier chez les élèves. Il me semble par contre évident que les chercheurs placeront la théorie comme première.

5.3.3. Questions diverses.
Le mot "théorie" étant fréquemment employé par la suite, s'entendre sur ce mot est une précaution nécessaire pour l'interprétation des réponses. C'est l'objet de la première question.
La seconde question, s'intéresse au caractère évolutif d'une théorie, ainsi qu'à la relativité du savoir par rapport à la vision du monde d'une époque. L'illustration est choisie en tant qu'exemple d'une théorie devenue caduque, exemple que je sais connu par de jeunes élèves. J'envisage a priori des réponses faisant référence à des contraintes extérieures à la science (dogmatisme religieux, instruments imperfectibles; contraintes qu'un peu plus de civilisation permettrait de supprimer).
La question 5 évoque l'aspect social de la science en tant que devant être communicable.
La question 8 se veut synthétique. Elle doit réunir les différents aspects fondant la représentation que l'élève a de la science. Un "oui" inconditionnel relève du scientisme.



6. Les résultats obtenus.



Un certain nombre de critères d'analyse avaient été établis lors de l'élaboration du questionnaire. D'autres se sont dégagés au cours des première lectures.
Munie de ces critères, j'ai regroupé les réponses dans les catégories pertinentes pour l'analyse; travail de déconstruction des discours qui a permis leur interprétation épistémologique.
Dans ce qui suis, je me suis attachée à donner une vue d'ensemble des représentations de la science chez les élèves et les jeunes chercheurs, ainsi qu' à en souligner les singularités.

6.1. Une première image de la science.

Bien qu'intentionnellement, il n'ait jamais été précisé dans le questionnaire que les sciences dont il est question sont les "sciences exactes" ou "sciences de la nature", cela a été implicitement compris par l'ensemble des personnes interrogées.
On verra une première explication dans le fait que ce sont des professeurs de sciences physiques (de philosophie en Terminale Littéraire) qui ont proposé le questionnaire aux classes concernées.
On peut avancer une seconde explication : la physique serait considérée comme la "science prototypique", "science canonique" selon E. Morin, qui "pose tous les problèmes de la scientificité" (Morin E., 1984, p. 99).

6.1.1. Question 8.
Cette question se rapporte aux objets d'étude de la science.
8. La science peut-elle s'appliquer à tout ce qui existe ? Expliquez.
Les résultats sont les suivants :

Question 8
2nde (30)
TL (12)
TS (15)
Chercheurs (12)


Oui
...mais succès ?
10 33 %
- -
3 23 %
- -
6 40 %
- -
7 58 %
6 50 %


Non
18 60 %
8 62 %
9 60 %
4 33 %


Inexploitable101
2 7 %
2 14 %
- -
1 8 %



Les positions adoptées par les personnes interrogées quant aux domaines d'application de la science sont assez fermes.
Si un sujet avertit que "la science a des barrières qu'elle ne doit pas franchir" (2-2), un autre pense que la science peut s'appliquer à tout ce qui existe et qu'elle "tend vers cet objectif" (S-11).
La scission entre les personnes qui dénient à la science l'aptitude à s'appliquer à tout ce qui existe, et celles qui la considèrent comme universelle, se fait autour de l'idée de loi régissant les phénomènes. Pour les premiers, la "science ne peut pas s'appliquer à tout ce qui existe (...). Elle ne peut avoir de place dans des domaines irrationnels comme les sentiments ou l'amour qui ne répondent pas à des lois établies" (S-9), qui "ne peuvent pas être calculés, quantifiés scientifiquement" (S-12),
alors que pour les seconds, la science peut s'appliquer à tout ce qui existe :
"parce que tout ce qui existe a une origine, une cause" (2-8),
car "tout peut s'expliquer rationnellement" (L-3).
Les domaines les plus souvent cités qui ne relèvent pas de la science sont (par ordre d'importance) : les sentiments, la pensée, le surnaturel, la religion, la création artistique. En somme, la science s'applique "seulement à des choses concrètes" (2-23).
Les réponses affirmatives doivent être tempérées par deux observations :
- L'expression "tout ce qui existe" a souvent été interprétée au sens de "tous les phénomènes concrets, tous les objets matériels".
- Beaucoup de chercheurs répondent par l'affirmative. Mais ils le font en référence à une définition assez large de la science : "Il suffit d'observer quelque chose pour que l'on commence à avoir une démarche scientifique sur l'objet" (C-7) et de façon très critique : "S'appliquer , oui, mais avec succès ? On peut prévoir tout sur tout dans n'importe quel domaine à partir du moment où on accepte une probabilité d'erreur importante (de toutes façons, il y a toujours un aspect probabiliste)" (C-8). Six des sept chercheurs qui ont donné une réponse positive s'interrogent ainsi sur le succès d'une telle démarche.

Il apparaît dans ces lignes que pour la majorité des personnes interrogées, la science est une pratique adaptée à des objets spécifiques. Nous allons essayer d'en savoir plus.

6.1.2. Question 1.
1. Pour vous, quel sens a le mot "théorie" ?
Les sens attribués par les sujets au mot "théorie" sont extrêmement variés. Je ne m'intéresserai qu'à ceux qui concernent la science.
On peut regrouper les définitions proposées autour de cinq notions.
- La théorie comme explication :
"C'est une règle qui donne une explication à un ensemble de phénomènes" (2.9),
"Une théorie est une loi élaborée par l'homme pour tenter d'expliquer un phénomène observé" (S-13).
- La théorie comme outil :
"Ca sert à résoudre des problèmes" (4-1),
"La théorie permet de prévoir" (2-18),
C'est un "ensemble d'axiomes (...) permettant d'avoir un modèle prédictif confrontable avec les expériences" (C-6).
- La théorie est un système organisé cohérent :
"C'est comme une règle qui s'applique tout le temps" (4-6),
"Une théorie est une chose logique" (4-4),
"Théorie : le sens d'un système organisé sur lequel on fonde l'explication des phénomènes" (2-2),
une théorie est "un ensemble de théorèmes et de lois systématiques organisées pouvant être vérifiés expérimentalement, visant à établir la vérité d'un système scientifique" (S-15),
c'est "un ensemble d'axiomes et de règles de déduction" (L-8).
- La théorie est une construction de l'esprit qui parle du réel :
"C'est comment expliquer quelque chose de concret par quelque chose d'abstrait" (2-7),
"Une théorie est un essai de systématisation, une formulation abstraite et quasi-universelle énonçant des lois régissant le d\'8eroulement de foules d'événements concrets apparemment distincts. Elle fait souvent abstraction de quantité de facteurs intervenant dans la façon dont se déroulent les événements car elle <<idéalise>>" (S-3),
"Une théorie est une connaissance abstraite, une idée sur un sujet. C'est comme une conjecture que des scientifiques émettent, qu'ils démontrent ensuite et que l'on admet vrai" (S-5),
- Une théorie doit être prouvée :
"Pour moi, le mot <<théorie>> est associé au mot <<hypothèse>>, quelque chose qu'on croit vrai et qu'on veut démontrer" (2-13),
"Une théorie est une loi qui peut être prouvée valable dans tous les cas" (S-14);
"C'est un ensemble de théorèmes qui nécessite une vérification expérimentale" (2-10).

On voit apparaître dans ces définitions l'ensemble des thèmes centraux de l'activité scientifique : le rapport de la théorie avec le réel, ses critères de validité (cohérence, test - ou preuve ? - expérimental, ...), son caractère construit, ...
Il apparaît que les élèves ont "une certaine idée de la science". Afin de préciser cette idée, il convient de les interroger plus explicitement.

6.2. Ce que la science dit du monde.

Les questions 3, 5, 6, 9, 11 et 12 abordent ce problème.

6.2.1. Questions 3, 9 et 12.
Ces questions seront traitées de pair car elles abordent la même idée.
3. Vous diriez plutôt :
a - "Les lois de la physique existent dans la nature, les physiciens les découvrent".
b - "Les lois de la physique sont des inventions des physiciens pour interpréter et prévoir des événements".
c- Autre réponse. Précisez.
9. Pensez vous que la théorie scientifique donne de la réalité physique une description:
a - conforme (la réalité est comme le dit la théorie).
b - approchée (la réalité est à peu près comme le dit la théorie, mais on ne connaît pas encore les détails).
c - imagée (elle ne dit pas que la réalité est comme ça, mais que les phénomènes se passent comme si elle était comme ça).
d - Autre réponse. Précisez.
12. Quels sont les rapports entre : la théorie, ce que l'on observe et la réalité ? Par exemple, entre un modèle de l'atome, les "images des atomes" données par le microscope à effet tunnel et les "atomes réels" ?

On obtient les résultats suivants :

Question 3
4ème (13)
2nde (30)
TL (13)
TS (15)
Chercheurs (12)


a (réaliste)
4 30 %
22 73 %
9 70 %
7 47 %
1 8 %


b (instrumental)
7 46 %
5 17 %
4 30 %
8 53 %
11 92 %


Inexploitable
3 23 %
3 10 %
- -
- -
- -



Question 9
TL (13)
TS (15)
Chercheurs (12)


a (réaliste)
2 15 %
1 7 %
- -


b (réaliste)
8 61 %
4 27 %
- -


c (instrumentaliste)
3 23 %
5 33 %
12 100 %



Première surprise au vu des résultats de la troisième question, les élèves de Quatrième seraient, comme les chercheurs, majoritairement instrumentalistes !
Cette question semble être difficile pour de jeunes élèves, dont un certain nombre fournit des réponses inexploitables. L'analyse des réponses des sept élèves qui choisissent la réponses b montre que cinq d'entre eux ne justifient pas leur choix (soit 71 %) et que les deux autres réponses reprennent les termes de la question "inventer" et "prévoir" au sens de : "inventer (...) des matériaux" (4-7) et "prévoir une éclipse" (4-9). L'utilisation de ces deux mots dans l'énoncé de la question semble avoir orienté le choix de la rubrique b pour d'autres raisons que celles qui m'intéressent. Les deux réponses b justifiées sont par contre intéressantes : les physiciens ne peuvent découvrir les lois toutes faites dans la nature parce que "la nature n'a pas le même langage que nous" (4-3), ils les inventent "pour que ça soit plus facile pour eux" (4-9) (afin de parler du monde ?). Plus encore, "la Nature est exceptionnelle et c'est elle qui nous apprend les choses" (2-18).

La position adoptée par les lycéens est généralement réaliste, bien qu'en Terminale Scientifique les avis soient partagés.
Les réponses s'appuient sur :
- l'existence concrète des objets que manipule la science : "Les atomes sont des choses de la nature, pareil pour la gravité ou la poussée d'Archimède" (2-22). "Tout ce que trouvent les physiciens existe déjà" (2-15), "car sinon, c'est comme si on disait que c'était les physiciens qui avaient créé la nature" (2-23),
- l'importance de l'observation en physique : "Toute loi a ses preuves dans la nature" (L-10), "les physiciens les découvrent en faisant des expériences" (2-8),
- la croyance en une nature organisée : "La Nature a ses lois et rien ne se fait au hasard" (S-10); "la nature est remplie de lois physiques" (2-17), "par exemple, la pesanteur et la gravité sont bien réelles, c'est Newton qui l'a découvert et mis en formule. Mais ces formules, bien qu'inconnues des hommes, réglaient déjà certains phénomènes naturels" (S-10),
- des considérations langagières : "Il est vrai que je pense que les lois de la physique existent dans la nature car on parle souvent des <<lois de la nature>>" (L-9), "<<physique>>, en Latin classique, signifie <<étude de la nature>>" (L-8).
Ainsi, la physique vise à décrire le monde tel qu'il est. Les inadéquations résultent d'erreurs, d'imprécisions 111 : "La théorie scientifique s'approche (...) énormément de la réalité, elle est si proche que les erreurs, les différences sont parfois négligeables et donc la théorie scientifique donne de la réalité une description approchée" (S-5). "La théorie essaie de s'approcher le plus possible de la réalité, mais ceux qui la conçoivent savent bien qu'ils ne connaissent pas tous les détails nécessaires à une explication exacte" (S-14).
Un sujet distingue la théorie du modèle : "Ce sont les modèles qui sont imagés : ils permettent de faire comprendre la théorie aux gens qui essaient de la comprendre. Ils sont plus concrets et donc plus faciles à s'approprier que les théories elles-mêmes" (S-14).
Si l'opération intellectuelle du physicien est parfois reconnue, il lui revient surtout de nommer les objets d'une nature toute organisée : "Les lois de la physique représentent (...) uniquement une <<traduction>> directe des phénomènes naturels" (S-6), elles "existent dans la nature, mais elles pourraient être interprétées de façon différente" (S-11). Le physicien "regroupe et classe les phénomènes analogues" (S-6) dans ce but.

L'activité modélisante des sciences est parfois perçue en Seconde : "A partir des numéros atomiques des éléments (...), des physiciens ont inventé la façon de les représenter" (2-30), et en Terminale Scientifique : "Les lois de la physique sont des inventions des physiciens pour tenter de traduire en mots et en systèmes les constatations d'un grand nombre d'expériences" (S-3), classe dans laquelle la perspective instrumentaliste se dégage nettement. "Dans la nature, rien ne se passe strictement comme le disent les lois" (S-5), mais "grâce à elles, on régit un certain nombre d'événements qui deviennent prédictibles" (S-8). Les "théories sont utilisées car elles permettent d'expliquer des phénomènes, mais on découvrira peut-être que cela se passe tout autrement" (S-1).

Quant aux chercheurs, ils sont résolument instrumentalistes :
"On n'a pas accès à la <<réalité>>>, mais juste à ce que perçoivent nos sens. Partant de là, tout ne peut être que supputation et interprétation" (C-5),
"On ne fait pas de découverte (comme on découvre l'Amérique), mais on affine des modèles" (C-5),
"Les lois de la physique servent à trouver une unité (...). Ce désir d'unification ne reflète pas nécessairement ce qui se passe dans la nature réellement" (C-9).
Certains doutent même de la réalité : "Je ne sais pas ce que sont les lois dans l'absolu, ni même la nature. En poussant un peu, je ne sais pas si la nature existe en dehors d'un observateur" (C-10), "Je n'arrive pas à définir de façon satisfaisante la réalité (..). Pour moi, la réalité se situe dans le domaine de la croyance" (C-3).
Deux personnes soulignent la nécessité de définir un domaine de validité : "Tout ce qu'on peut dire, c'est ce qu'on observe de ce que nous prédit une théorie. Si ça concorde autant que souhaité, c'est que la théorie est bonne. Autant que souhaité, ça veut dire qu'une théorie doit aussi donner ses limites" (C-10).

6.2.2. Questions 6 et 11.
Ces deux questions sont construites autour de l'idée de modèle.
6. Imaginez que l'on possède un microscope assez puissant pour voir une molécule de dihydrogène; faites un dessin de la molécule telle que vous pensez qu'on la verrait.
11. Quand on parle de la lumière, on utilise, selon les phénomènes à interpréter, soit la théorie ondulatoire soit la théorie corpusculaire. Comment expliquez vous qu'une même réalité puisse ainsi être décrite à l'aide de deux théories différentes ?
Le tableau suivant rend compte des réponses obtenues :

Question 6
2nde (30)
TL (13)
TS (15)
Chercheurs (12)


Dessins inspirés de modèles moléculaires

21 70 %
5 38 %
7 47 %
- -


Dessins inspirés de représentations de Lewis

1 3 %
- -
2 15 %
- -


Dessin impossible, justifié par :
Mécanique Quantique

Instruments
Non justifié


- -
- -
- -


- -
- -
- -


- -
- -
- -


3 25 %
3 25 %
3 25 %


Divers dessins
6 20 %
5 38 %
5 33 %
- -


Blanc
2 7 %
3 24 %
1 5 %
3 25 %



Les lycéens confondent -ils le modèle et la réalité ? De façon évidente, oui. Le fait est particulièrement marqué chez les élèves de Seconde, qui proposent à 70 % un schéma inspiré des modèles moléculaires.
Doit-on penser que les élèves qui ont proposé un tel dessin le considèrent vraiment comme reproduisant la réalité, ou se sont-ils sentis obligés de répondre ?

On rencontre par contre peu de dessins reproduisant le modèle de Lewis, ce qui est en contradiction avec l'étude de L. Romero (Romero L., 1993). Les élèves auraient-ils saisi le caractère de modèle de la théorie de Lewis ou bien est ce lié à un effet de récence puisque, au moment où le questionnaire leur a été soumis, ils travaillaient ... justement sur les modèles moléculaires ?
Dans une moindre mesure, les élèves de Terminale s'inspirent des modèles moléculaires.
D'autres dessins, assez variés ont été proposés (boules, nuages, cellules accolées, ...).
Aucun des chercheurs interrogés n'a proposé de dessin; 75 % d'entre eux en disent l'impossibilité, liée à la mécanique quantique ("Voir suppose une localisation qui est interdite pour les objets de cette taille" (C-11)), ou à la médiation des instruments : "Il est impossible de voir 121 un tel système. On peut s'en donner une représentation schématique (...) qui n'a sans doute rien à voir avec ce que l'on doit avoir. On ne sait pas comment on verrait cette molécule. Un quelconque appareil de mesure ne nous donnera d'ailleurs qu'une représentation imagée de cette molécule" (C-12).

La question 11 ne concernait que les chercheurs.
Pour la plupart des sujets, le fait ne pose pas problème : "Il n'y a rien à expliquer, la science ne se veut pas unique dans ses interprétations et ses modèles" (C-8) et les deux théories coexistent sans problème. Simplement, "on a une série de phénomènes qu'on n'est pas arrivé à décrire dans un formalisme suffisamment puissant, pour englober les deux aspects" (C-6). Plusieurs d'entre eux font remarquer que "les deux théories n'expliquent pas les mêmes phénomènes. Cela ne veut donc pas dire qu'une des théories est mauvaise puisqu'aucune théorie n'a la prétention d'être la réalité. Une théorie a ses limites" (C-12). Incontestablement, la théorie est un modèle (ce terme est prononcé par 42 % des sujets en réponse à la question 12, mais l'idée est implicitement contenue dans toutes les réponses), modèle qui "doit contenir la façon de faire les observations, [par exemple] l'image de l'atome s'obtient en appliquant ces méthodes d'observation" (C-10) et "qui est (ou qui essait d'être) compatible avec toutes les observations d'un phénomène" (C-7).

6.2.3. Question 5.
5. Peut-on avoir une science sans langage ?
On obtient les réponses suivantes :

Question 5
4ème (13)
2nde (30)
TL (13)
TS (15)
Chercheurs (12)


Non
Il faut :
Communiquer
Conceptualiser
6 46 %

1 8 %
- -
25 83 %

6 10 %
4 13 %
12 92 %

8 61 %
2 13 %
15 100 %

13 87 %
3 15 %
11 92 %

4 33 %
9 75 %


Oui
2 15 %
5 17 %
1 8 %
- -
1 8 %


Inexploitable
5 39 %
- -
- -
- -
- -



Les résultats ci-dessus font apparaître une très grande homogénéité : la science ne peut exister sans langage.
Pour certains, la question est tautologique : "La science est un langage" (C-3)1.
Le langage est saisi en tant que reconstruction symbolique du monde qui permet de donner du sens aux sensations : "Les choses observées ne riment à rien sans explication par phrases, chiffres, etc" (2-17), "L'utilisation de symboles est indispensable pour comprendre quelque chose d'abstrait et pour réfléchir" (S-9), "Je crois que sans langage, il n'y a pas de conscience, et que sans conscience il n'y a pas de science" (C-1), "Sans langage, il n'y a que des intuitions (émotions)"131 (C-5). De façon étonnante, peu d'élèves littéraires soulignent cette fonction du langage.
Mais c'est surtout en tant qu'outil d'interaction sociale que le langage est indispensable : les scientifiques utilisent les connaissances de leurs prédécesseurs, transmises grâce au langage, "pour continuer les recherches" (S-8), "s'il n'y avait pas de langage, les scientifique ne pourraient pas transmettre leurs connaissances et la science n'avancerait pas" (4-13).
Par ailleurs, la confrontation des théories est féconde : "La science ne peut progresser que s'il existe un langage scientifique universel pour permettre les confrontations de thèses entre scientifiques du monde entier" (S-11).
Paradoxalement, les chercheurs insistent peu sur cet aspect, alors que la communication de leurs travaux et la consultation de ceux des autres constitue une part importante de leur travail (Latour B. & Woolgar S., 1988).
En résumé, "comment Aristote, Thalès, Pythagore ... auraient-ils pu nous expliquer les phénomènes sans le langage ? Comment eux même auraient-ils pu les interpréter ? En somme, comment penser une science sans utiliser aucun des outils de la pensée ?"142 (S-15).
En ce qui concerne la nature du langage, c'est avant tout un langage mathématique : "Il faut qu'il y ait des chiffres" (2-14),"Comment traduire une loi sans une formule ?" (S-10). Un élève de Seconde précise : "Il faut différencier le savoir et la science : le savoir c'est savoir que la Terre tourne, la science c'est pouvoir calculer le nombre de tours qu'elle fait par seconde" (2-7).
Rappelons qu'à partir de la classe de Seconde, les exercices (classiques) proposés sont principalement de type calculatoire.
Cependant, un élève de Seconde dit : "Pour bien comprendre une science, il faut l'expliquer de plusieurs manières" (2-13) et deux chercheurs renchérissent : "Les principes de base des théories doivent pouvoir s'exprimer précisément de façon autre que mathématique" (C-1).

Comme nous venons de le voir, la plupart des élèves du secondaire considèrent que les objets d'étude de la science existent dans la Nature et que l'activité de l'homme de science consiste à les chercher, à les découvrir, puis à en donner une description, sinon conforme, du moins approchée (idée d'une connaissance imparfaite mais qui tend progressivement vers la vérité). La réalité est bien souvent assimilée au modèle.
Bien que certains considèrent le langage comme un "outil de la pensée" (S-15), le caractère construit des connaissances scientifiques n'apparaît pas explicitement.
Ils s'inscrivent par conséquent majoritairement dans la perspective réaliste.
Si les élèves de Seconde et de Terminale Littéraire, qui n'ont probablement pas eu l'occasion de réfléchir à la nature du savoir scientifique depuis leur classe de Seconde, adoptent dans l'ensemble des positions similaires, une part importante des élèves de Terminale Scientifique s'en démarquent. Ils évoquent la démarche modélisante de l'activité scientifique. Ceux-ci s'inscrivent, de même que les chercheurs, dans la perspective instrumentaliste. On peut observer ici le début d'une évolution qui sépare les élèves de Terminale Littéraire, restant sur les modèles hérités de la classe de Seconde, et les élèves de Terminale Scientifique, qui se rapprochent des chercheurs et de la position de l'épistémologie moderne.

6.3. L'expérimentation.

Les questions 4, 7 et 10 portent sur le rôle de l'observation dans la genèse des connaissances scientifiques.

6.3.1. Question 4.
Proposée comme suit aux élèves de Quatrième et Seconde :
4. On dit souvent que Newton a proposé la théorie de la gravitation en regardant tomber les pommes. Pourtant, Newton ne devait pas être le premier à voir tomber les pommes ! En quoi cette observation a-t-elle permis à Newton d'élaborer cette théorie ?
elle a été reformulée pour les élèves de Terminale et pour les chercheurs :
4. Un physicien et un "spectateur innocent" voient-ils la même chose devant le même phénomène ?

Pour les élèves de Quatrième et de Seconde, le changement de théorie est dû à :
Question 4
4ème (12)
2nde (30)


Questionnement
6 47 %
12 40 %


Observation simple
3 23 %
9 30 %


Preuve
- -
3 10 %


Inexploitable
4 31 %
4 13 %



Pour les élèves de Terminale et les chercheurs, les réponses à la question reformulée sont les suivantes :
Question 4
TL (13)
TS (15)
Chercheurs (12)


Oui
- -
- -
1 8 %


Non :
Non justifié
Interprète / savoir

Connaissance -> obs.


4 31 %
8 61 %
- -

- -
14 93 %
1 7 %

4 33 %
7 58 %
2 17 %


Inexploitable
1 8 %
1 7 %
1 8 %



Pour l'ensemble des élèves, l'attitude du physicien face au monde diffère de celle du "spectateur innocent" :
- Le scientifique a une attitude particulière à l'égard du monde :
"La science, c'est s'interroger" (2-7). Ainsi Newton a élaboré la théorie de la gravitation en regardant tomber les pommes "car les autres personnes ne cherchaient pas pourquoi les pommes tombent. Lui était curieux et voulait trouver la raison de ce phénomène" (4-13), "certainement que d'autres personnes avaient vu tomber les pommes avant mais ne s'étaient pas demandé le <<pourquoi>> et le <<comment>> de ce phénomène" (2-20). Donc, "Newton était intéressé et pas les autres" (4-6).
- Un physicien interprète en fonction de son savoir, alors qu'un "spectateur innocent" se contente de la sensation : "Un physicien cherche toujours à raccrocher le phénomène observé à la logique d'un ensemble de phénomènes observés de façon isolée : il pense à établir une relation entre divers phénomènes (qui aurait pensé par exemple à faire un lien entre la chute d'une pomme et le mouvement circulaire des planètes !)" (S-2) et par conséquent, "même s'ils voient la même chose, le physicien et le <<spectateur innocent>> décriront probablement différemment leur observation : le physicien y inclura probablement la description d'une loi physique permettant d'expliquer un phénomène" (S-11). Un élève souligne l'importance de cette "différence de points de vue" (S-6) : "Les physiciens ne voient pas les mêmes choses devant le même phénomène, autrement il n'y aurait jamais aucun progrès" (L-4).
L'observation est :
- source de la connaissance : pour beaucoup d'élèves, la théorie de la gravitation dérive directement de la simple observation,
- un moyen de vérifier une théorie : certains ont supposé que la théorie de la gravitation avait été formulée avant que Newton s'y intéresse. Il l'aurait alors confirmée en y rattachant la chute des pommes,
- ou même une preuve : "Cette observation [la chute des pommes] a permis de prouver qu'il y avait une attraction vers le centre de la planète" (2-15),
- porteuse de sens seulement s'il se trouve un questionnement, un cadre théorique pour l'accueillir : "Les personnes qui regardaient les pommes tomber n'y prêtaient pas attention car pour eux c'était banal et sans doute il ne voyaient pas le rapport. Tandis que Newton, lui a travaillé sur la gravitation et le fait que la pomme tombe devant lui l'a fait réfléchir" (2-28),
- guidée par l'observation (4 sujets) : "Un physicien sait où il peut trouver les parties intéressantes lorsqu'un phénomène a lieu" (S-7); "<<La connaissance biaise-t-elle l'observation ?>>. Réponse : <<Oui, mais elle est nécessaire pour la dite observation>>" (C-6) et "seul celui qui comprend la théorie <<voit>> les expériences" (C-3).
Par ailleurs, pour que la science évolue, il faut "éliminer le conservatisme apporté par la connaissance" (C-6).

6.3.2. Question 7.
7. On invente et on construit aujourd'hui d'énormes machines pour faire des expériences (accélérateurs de particules, synchrotrons, télescopes spatiaux, ...). Pensez-vous que c'est :
a - simplement "pour voir", sans aucune idée de ce que l'on va "voir". Expliquez.
b - pour observer des phénomènes que l'on a plus ou moins prévus. Expliquez.
c - Autre réponse. Précisez.

On obtient les résultats suivants :


Question 7
2nde (30)
TL (13)
TS (15)
Chercheurs (12)


a
7 23 %
1 8 %
1 7 %
- -


b
16 53 %
9 69 %
6 40 %
3 25 %


a et b
4 13 %
2 15 %
8 53 %
7 59 %


Inexploitable
4 13 %
1 8 %
- -
2 16 %



Si 23 % des élèves de Seconde considèrent que l'on fait des expériences simplement "pour voir", la majorité des sujets soutient que l'expérience ne se fait pas au hasard mais repose sur des idées préalables.
Pour ceux là, le scientifique s'attend à observer quelque chose "sinon, pourquoi inventer de telles machines" (L-13), et sait à peu près où chercher, "sinon, comment fabriquer les machines ? Il faut savoir en fonction de quoi ?" (L-12). "On cherche à observer ce que l'on soupçonne" (S-7).
Un certain nombre d'élèves pense que le scientifique sait exactement ce qu'il cherche : "Il vaut mieux savoir ce que l'on cherche pour axer les expériences" (S-10).
Peu de sujets précisent ce qu'ils entendent par "hypothèse", "idée". Celles-ci semblent plutôt relever de l'intuition qu'être partie prenantes d'un véritable cadre théorique. Seuls quelques-uns considèrent que l'expérience est précédée d'une véritable construction théorique :
"Pour observer des phénomènes, il faut d'abord passer par la théorie" (L-8),
"Si on essaie d'observer un phénomène, c'est que l'on sait qu'il existe et que l'on a une théorie sur ce phénomène" (2-20),
"Comme pour toute expérience, on n'observe jamais rien au hasard" (C-6).
Bien que l'observation soit le plus souvent dirigée, la possibilité de trouver quelque chose d'imprévu est évoquée par de nombreuses personnes :
"C'est aussi pour découvrir d'autres choses et avancer dans les sciences" (2-10),
"Par exemple, en construisant des fusées, des satellites, l'Homme ne sait pas toujours ce qu'il découvrira dans l'espace" (S-6),
"On peut cependant noter que certains phénomènes peuvent être découverts par le plus grand des hasards" (S-10).
La proportion de chercheurs qui évoquent la possibilité de trouver du nouveau est importante, mais la plupart précise que l'on ne cherche pourtant pas au hasard mais "pour explorer un domaine dans lequel on est sûr que les résultats auront de l'intérêt" (C-3).
Cette question a donné l'occasion aux les élèves de s'exprimer sur la manière dont ils pensent que s'élaborent les connaissances.
Pour certains, la connaissance scientifique découle de l'observation : "Avant tout (...), il faut observer" (2-7), "il s'agit de découvrir ce qui nous entoure" (L-1).
Pour les autres, l'expérience sert à :
- améliorer la connaissance quant à des phénomènes pour lesquels "on a besoin de plus de détails" (L-9) : "Avec les machines, nous aurons des résultats plus précis" (2-4). L'expérience sert donc à "approfondir des phénomènes connus car les scientifiques voudraient mieux maîtriser les phénomènes étudiés" (2-19),
- confirmer des hypothèses théoriques : "Généralement, quand on fait des expériences, c'est pour apporter des confirmations à ce qu'on pense"(2-8). Cette confirmation peut avoir valeur de preuve; ainsi "les machines servent à prouver les hypothèses des scientifiques" (S-8).
Quelques élèves esquissent les traits d'une "méthode expérimentale" :
"Les scientifiques ont des intuitions qui permettent d'établir des explications à des phénomènes, qu'ils vérifient grâce à des expériences" (S-3),
"Des scientifiques ont observé un phénomène dans la nature. Ils ont essayé ensuite de lui trouver un modèle, de l'expliciter par des formules; et par ces grosses machines, ils regardent si leur modèle est proche de la réalité, s'ils peuvent reconstituer artificiellement la réalité" (S-5),
"Le scientifique peut faire des recherches dans un domaine, émettre des hypothèses qu'il ne peut vérifier qu'en faisant les choses <<grandeur nature>>, c'est à dire en fabriquant une énorme machine lui permettant de faire des expériences" (S-6).
Les représentations que les élèves ont de la démarche scientifique semble donc s'articuler autour du schéma suivant : Observation - Hypothèse - Expérimentation - Résultats - Interprétation - Conclusion. A. Giordan rassemble ces différentes étapes (qui sont celles de la méthode expérimentale selon C. Bernard) sous le sigle OHERIC dans l'analyse qu'il fait de la méthode expérimentale telle qu'elle est couramment pratiquée dans les établissements.

Il ressort de la majorité des discours que les phénomènes sont intrinsèquement porteurs d'information, l'ordre du monde est accessible grâce à l'observation, l'expérimentation. L'observation est un constat, elle révèle le monde. Le vocabulaire employé est sur ce point instructif, les termes les plus courants sont "découvrir", "voir", "trouver". On expérimente "car c'est de cette façon que l'on trouve de nouvelles théories" (2-16). L'attitude du scientifique face au monde relèverait essentiellement de l'empirisme.
Cette question permet d'observer une évolution des conceptions des élèves similaire à celle qui a été remarquée à la question 5. Les élèves de Terminale Scientifique, en considérant une pluralité de démarches productrices de savoirs scientifiques, se rapprochent sensiblement des chercheurs.

6.3.3. Question 10.
10. Vous diriez de préférence qu'une théorie scientifique à pour origine :
a - un fait survenu par hasard.
b - une observation minutieuse de la nature, permettant d'accumuler des faits dont la théorie est la synthèse.
c - des expériences mises en oeuvre par le scientifique "pour voir" (comme des filets pour pêcher au hasard dans les phénomènes naturels).
d - des hypothèses formulées par le scientifique, suivies d'expériences pour vérifier ces hypothèses.
e - Autre réponse. Précisez.

Les réponses se répartissent comme suit :
Question 10151
TL (13)
TS (15)
Chercheurs (12)


a seule
2 15 %
- -
- -


b seule
4 31 %
4 27 %
3 25 %


c seule
- -
1 7 %
1 8 %


a, b ou c + d
2 16 %
3 20 %
1 8 %


Total observation
8 62 %
8 54 %
5 43 %


d
3 23 %
3 20 %
(2 7 %)162


Les quatre
2 15 %
5 33 %
7 59 %


Autres motivations
- -
- -
2 17 %



Cette question montre que l'origine d'une connaissance scientifique est attribuée aux faits plutôt qu'à la théorie par un grand nombre de sujets.
Environ un tiers des personnes interrogées, quel que soit leur niveau scientifique, adhère à la position inductiviste : la connaissance dérive d'une accumulation de faits dont la théorie est la synthèse.
Suite à l'analyse des réponse des sujets qui choisissent la réponse d précédée de a, b ou c, il semblerait qu'il faille entendre "origine" au sens de "questionnement initial", suivi de la formulation d'hypothèses : "Je dirais qu'une théorie scientifique est tout d'abord une observation minutieuse de la nature, puis les scientifiques émettent des hypothèses, qu'ils vérifient par les expériences et si elles sont vérifiées, les hypothèses deviennent théories" (S-5).
Plus le niveau scientifique des personnes interrogées s'accroît, plus la notion de méthode scientifique devient floue. Ainsi, un nombre croissant de sujets considère que les quatre démarches proposées sont valables. Les chercheurs choisissent des exemples dans l'histoire des sciences. Le point de vue suivant semble dominer : "Chaque scientifique a sa façon de procéder pour élaborer une théorie" (S-10).
Les chercheurs ont quant à eux une attitude quelque peu schizophrénique : quatre d'entre eux soulignent un décalage entre la science telle qu'elle se pratique et son idéal : "Le rêve du physicien théoricien est bien sûr la solution (d), le plus fréquent est bien entendu le (b), surtout pour des théories très générales. En désespoir de cause, on recours parfois au (c)" (C-6).
Ainsi, aucun chercheur n'opte pour la réponse 10d, mais deux l'indiquent comme leur idéal.
Pour deux chercheurs, ce sont des facteurs individuels ou culturels qui sont déterminants :
"En fait, le moteur de la science est sans doute le comportement suivant du scientifique : <<Je sais que j'ai raison contre tous (...) et je vais le prouver>>" (C-11),
"Mais très souvent : l'héliocentrisme des Grecs, la théorie atomique de Démocrite aussi, ne sont pas fondées sur une observation précise mais sur une position philosophique" (C-10).
Trois chercheurs se sont intéressés à ce que l'on voit à travers un instrument : "A partir du moment où on a besoin d'un instrument (...) pour observer, l'image que l'on obtient n'est que le résultat de la théorie à la base de la conception de l'instrument (...). Donc , l'image est le résultat de la réalité au travers du filtre de la théorie171 de l'instrument (par exemple, pour le microscope à effet tunnel, un corps métallique est un ensemble de noyau entouré d'un gaz d'électrons (...), qui peuvent sauter sur le détecteur du microscope (...); qu'observe-t-on quand on regarde un atome ? Oh surprise ! exactement ce que l'on attendait ...)" (C-6); finalement, "ce que l'on observe passe par la moulinette de la théorie" (C-8).

Les discours recueillis indiquent que pour la majorité des sujets, l'observation joue un rôle majeur dans la production de savoirs scientifiques :
- en tant que source de questionnements,
- en tant qu'instrument de connaissance,
- en tant que preuve de la validité d'une théorie.
Il y aurait un ordre inhérent au monde que l'observation permettrait de révéler.
Bien qu'il y ait pour certains "autant d'origines de théories que de théories" (S-10), le schéma général de la méthode scientifique qui se dégage est de type positiviste : primauté aux faits et subordination de l'imagination à l'observation.
En ce qui concerne les lycéens, les résultats de cette question se démarquent à première vue quelque peu de ceux de la question 7. Mais une analyse plus fine permet de dépasser cette contradiction apparente :
- La question 7, en faisant appel aux grands instruments, a suggéré l'idée de projet, donc la réponse 7b.
- De plus, la question 10 porte sur l'expérimentation, qui constitue une démarche active de la part du scientifique. Démarche active qui suppose une interrogation de la part de celui qui agit. Rien n'exclu que cette interrogation n'ait été initiée par une observation. Les réponses de certains sujets ayant choisi la rubrique 7b vont dans ce sens : "L'homme dans sa logique et en regardant ce qu'il y a autour de lui arrive je pense à deviner mais ne se l'imagine pas exactement alors utilise d'énormes machines" (2-27).

6.4. La science en tant que pratique sociale.

La question 2 porte sur l'interaction entre science et société. Formulée de façons différentes selon les personnes à qui elle s'adressait, elle nécessite deux analyses distinctes.
En classe de Quatrième et en classe de Seconde, elle a été posée comme suit :
2. Au Moyen-âge, on disait : "Le Soleil tourne autour de la Terre". Aujourd'hui, on dit : "La Terre tourne autour du Soleil". Selon toi, qu'est ce qui a provoqué ce changement ?
En classe de Terminale et pour les chercheurs, elle leur a été formulée ainsi :
2. Est ce que les explications données par la science dépendent des hommes et des sociétés dans lesquelles elles ont été élaborées ? Pensez, par exemple, à Galilée énonçant que la Terre tourne autour du Soleil, et non l'inverse, comme cela était admis à l'époque.
Les résultats obtenus sont les suivants :
En classes de Quatrième et Seconde

Question 2
4ème (13)
2nde (30)


Observation empirique
3 13 %
10 33 %


Progrès technique
2 15 %
10 33 %


Développement normal science
5 38 %
12 40 %


Évolution des mentalités
1 8 %
4 13 %


Inexploitable
4 31 %
- -



En classes de Terminale et chez les chercheurs :

Question 2
TL (13)
TS (15)
Chercheurs (12)


Oui
mais science / croyance
Préjugés, croyances
11 77 %
2 15 %
4 31 %
11 73 %
9 60 %
6 50 %
10 100 %
- -
9 75 %


Non
3 23 %
4 27 %
- -


Science -> vérité
2 15 %
2 13 %
- -



Chez les élèves les plus jeunes, l'influence de la vision du monde d'une société n'apparaît pas comme primordiale. Les changements de théories ne lui sont pas spontanément attribués (alors que l'exemple choisi se voulait révélateur de cette influence). Il semblerait que ce soit plutôt sous l'effet de processus internes à la science que les théories évoluent (développement technique permettant de nouvelles observations, observation empirique, développement "normal" de la science) :
"C'est l'astrologue (dont je ne sais plus son nom) qui vivait au Moyen-âge, a créé un télescope (...). L'astrologue a découvert que la Terre tourne autour du Soleil "(4-12),
"Les physiciens ont découvert des phénomènes différents grâce à de nouvelles expériences" (2-16).
Beaucoup de réponses invoquent un mystérieux "progrès de la science" (2-5). Elles semblent impliquer que la science évolue de façon inéluctable vers la vérité :
"Ce changement a été provoqué par l'évolution scientifique" (2-5),
"Ce qui a provoqué ce changement est la recherche car plus les sciences avancent, plus l'Homme acquiert des connaissances nouvelles et rompt les mystères grâce à la science" (2-12).
Quelques élèves évoquent une transformation des critères scientifiques, sans les relier explicitement à une évolution des mentalités :
"Ils [les scientifiques] trouvaient plus logique que la Terre tourne autour du Soleil " (4-9),
"Ce qui a provoqué ce changement (...), c'est (...) [le] passage à l'abstraction" (2-7),
alors que d'autres s'y réfèrent :
"Selon moi, ce changement est dû (...) à l'amoindrisse du rationalisme, car avant tout le monde pensait que la Terre était le centre de l'univers et il était donc logique que la Lune et le Soleil tournent autour de la Terre. Et puis après on a réalisé que c'était le contraire : la Terre tourne autour du Soleil " (2-23).
Bien que l'objet d'étude soit le même, la formulation de la question a été modifiée pour les élèves de Terminale et les chercheurs.
Les réponses obtenues sont très différentes des précédentes. Cela me semble résulter du fait que la "vraie question" est ici posée explicitement.
Quoi qu'il en soit, il apparaît que l'ensemble des sujets interrogés considère que les explications données par la science dépendent des hommes et des sociétés dans lesquelles elles ont été élaborées. En effet :
- La science est partie intégrante de la culture :
"La science est plus un ensemble de matières et de connaissances : elle est aussi un terrain d'expression de la façon dont on conçoit les choses, d'une certaine philosophie. Elle est par conséquent limitée par les croyances religieuses ou les convictions morales d'une époque ou d'une société"( S-3),
"Les hommes raisonnent en général dans le cadre des théories admises à leur époque comme des vérités" (C-3),
"Les explications dépendent beaucoup du milieu et du siècle (...). Les critères esthétiques [à la base du système héliocentrique] (le mouvement de base est le mouvement circulaire, le seul qui soit naturel, et par conséquent le ciel, s'il tourne, ne ressent pas de force centrifuge car il obéit à ce mouvement naturel en lien avec sa forme) ont eu droit de cité au temps de Ptolémée mais feraient sourire aujourd'hui" (C-10).
- On ne répond qu'aux questions que l'on se pose : "La science tente de répondre aux questions précises et alors actuelles d'une époque donnée" (S-2) et "on interprète en fonction des connaissances que l'on a" (C-5).
Un grand nombre d'élèves (9 sur 15 en Terminale Scientifique) distingue la "vraie science" de la croyance :
"Dans le passé, on donnait des explications plus ou moins scientifiques. Lorsqu'on explique selon les croyances, les explications dépendent des hommes et des sociétés mais lorsqu'on donne une explication scientifique, elle est la même pour tous et ne dépend pas des hommes" (S-5),
"Dans le cas de Galilée, on <<dirait>> que la science diffère d'un homme à l'autre, mais ce n'est pas vrai, puisqu'un des résultats provient de croyances et de suppositions (le Soleil tourne autour de la Terre) tandis que l'autre résultat provient d'une démonstration logique et rationnelle (la Terre tourne autour du Soleil)" (S-6), donc "les explications données par la science sont censées être exactes. L'idée de Galilée a donc une explication scientifique, l'autre idée n'a pas d'explication scientifique, elle ne relève pas de la science" (S-8).
L'aspect culturel de la pratique scientifique est ainsi en grande partie évacué : "La science représente des <<choses>> rationnelles, qui existent, qui peuvent être démontrées et qui n'ont pas à être discutées" (S-6).
On retrouve l'idée de progrès de la science vers la vérité (deux élèves en Terminale Littéraire et deux en Terminale Scientifique) :
"Au départ oui, [les explications données par la science dépendaient des hommes et des sociétés dans lesquelles elles avaient été élaborées], mais à notre époque, nous recherchons ce qui est vraiment" (L-4)181 ,
"Cependant de nos jours, la science ne rencontre plus d'obstacles et semble régner sur l'humanité" (S-11).
Deux élèves de Terminale Scientifique et un chercheur soulignent que le scientifique doit s'abstraire des croyances de la société dans laquelle il vit :
"Le propre du scientifique est de se libérer de ses idées préconçues et c'est comme ça seulement que <<la science avance>>" (S12),
"L'avantage même des grands penseurs est d'avoir une imagination suffisamment fertile pour échapper aux systèmes connus, aux schémas de pensée usuels, au conservatisme" (C-6).
Deux personnes considèrent que l'influence de la science sur la société est plus marquée que l'inverse : "Ce sont les hommes et les sociétés qui dépendent des explications données par la science, car à chaque nouvelle découverte, il y a un changement d'attitude et de vision de la vie. C'est l'avancée de la science qui permet aux sociétés de changer. A partir du moment où l'on a su que la Terre est ronde, l'homme n'a plus eu peur de tomber dans le gouffre du diable au bord du monde" (S-1).

Bien que la majorité des personnes interrogées considère que les explications données aux phénomènes dépendent des sociétés dans lesquelles elles ont été élaborées, la science n'en semble pas moins dotée d'un caractère de vérité.
Une distinction est faite entre les explications scientifiques et les croyances. Une explication marquée culturellement relève des secondes. Seules méritent le label "scientifique" les explications qui échappent aux influences culturelles. Les connaissances scientifiques seraient "vraies", les autres seraient à attribuer à la faillibilité de l'esprit humain. On retrouve ici l'idée d'une science dont les objets sont en correspondance biunivoque avec ceux du monde matériel.



7. Quelle est cette chose qu'ils appellent la "science" ?



7.1. D'une représentation épistémologique ...

Que nous apprennent les discours analysés quant aux représentations épistémologiques des sujets confrontés à la science, par "obligation" ou par choix professionnel, que sont les élèves du secondaire et les jeunes chercheurs ?
Je voudrais avant tout signaler la qualité des propos recueillis : non seulement les sujets interrogés "ont des idées", mais ces idées se révèlent parfois extrêmement pertinentes au regard de l'épistémologie moderne. Malgré les maladresses de formulation, apparaissent des "intuitions" tout à fait intéressantes, y compris chez de jeunes élèves.
La variété des discours reconstitue la gamme des courants épistémologiques qui marquent l'histoire des sciences et la réflexion sur celles-ci.
La tendance la plus marquée chez les élèves fait référence au réalisme et à l'empirisme : la science est envisagée comme reflet spéculaire du monde. Celui-ci est régi par des "lois naturelles" en correspondance biunivoque avec les "lois scientifiques". C'est à l'observation et l'expérimentation (qui n'est qu'une observation volontaire) qu'il revient de poser les questions, et surtout de fournir les réponses et les preuves. L'acte scientifique est acte de découverte.
Parallèlement à cette orientation principale, on repère des éléments de réponse qui relèvent, vis à vis de certains aspects de l'activité scientifique, des points de vues instrumentaliste et constructiviste, plus comtemporains : la science et ses lois sont les outils symboliques que conçoit l'esprit humain pour appréhender le monde. L'acte scientifique est acte d'imagination.
L'analyse comparée des réponses aux différentes questions fait ressortir une certaine diversité dans les propos tenus par un même sujet. Cette diversité qui peut être considérée comme un manque de cohérence, constitue à mes yeux une ouverture possible pour amorcer une véritable réflexion sur la nature du savoir scientifique avec les élèves.
Il est de ce fait difficile de classer les individus dans des catégories strictement définies. Disons simplement que c'est principalement chez les élèves de Terminale Scientifique que l'on trouve des éléments de discours s'inscrivant dans la perspective instrumentaliste moderne. Notons cependant que ces mêmes discours contiennent le plus souvent aussi des propos réalistes et empiristes.
Les discours des chercheurs, plus fournis et plus cohérents, sont porteurs de conceptions épistémologiques plus nettes, majoritairement instrumentalistes.
Là peut se poser la question de savoir si l'on acquiert une représentation moderne de la science parce que l'on participe à son édification ou bien si, à l'inverse, on devient chercheur parce que l'on dispose d'une telle image de la science.


7.2. ... à une autre.

Comme je l'ai remarqué précédemment, beaucoup de sujets ont des "intuitions épistémologiques" qui pourraient être favorablement exploitées en vue d'une modification de leurs représentations de la science.
Intégrer une réflexion épistémologique à l'enseignement scientifique me semble nécessaire si l'on veut véritablement enseigner les sciences, et non des formulaires.
Cela semble intéresser les didacticiens des sciences. Un certain nombre de travaux ont été publiés sur le sujet. Mon but n'étant pas de présenter de tels travaux, je me contenterai d'en citer quelques-uns, qui m'ont paru particulièrement intéressants.
I. Stenghers et J. Schlanger (Stenghers I. & Schlanger J., 1988), mais aussi certains enseignants (Wolff B., 1991), suggèrent de faire appel à l'histoire des sciences.
D'autres proposent de mettre les étudiants en situation de recherche, que ce soit en travaux pratiques (Guillaud J.C. & Robardet G., 1993) ou lors de la résolution d'exercices (Gil-Perez D., 1993). J. Désautels et M. Larochelle vont plus loin; ils ont élaboré un logiciel, l'Énigmatique, pour une "stratégie de dérangement épistémologique". Il s'agit de simuler la production de savoirs scientifiques en imaginant "des solutions aux problèmes suscités par diverses situations énigmatiques" (Désautels J. & Larochelle M., 1993, p. 19) proposées par le logiciel. Celui-ci modélise un micromonde sur lequel il est possible de procéder à des expériences mais qui gardera implacablement, tel le réel, son statut de boîte noire(Larochelle M. & Désautels J., 1992).

Je ne prétend pas, par un travail aussi modeste, révéler des attitudes insoupçonnées qui bouleverseraient la vision qu'ont les enseignants de leurs élèves, ni démontrer l'importance qu'il y a à considérer les représentations épistémologiques des élèves dans l'enseignement. Simplement, un tel travail me permet de mieux appréhender les conceptions des élèves vis à vis de la science, de façon à pouvoir en tenir compte dans mon propre enseignement.
Enseignement dans lequel je souhaiterais que les sciences apparaissent comme construites par l'esprit humain; finalement, animées "par des mythes, par des idées, par des rêves" (Morin E., 1984, p.85).

11 Voir à ce propos Piaget J. & Garcia R. (1983), cités parDésautels J. &Larochelle M. (1989, p. 14-16).

2Le terme "élaboration" est choisi ici, parce qu'il est neutre. Selon le scientisme, la connaissance scientifique relève plus d'une démarche d'appropriation de ce qui est, plutôt que d'une démarche de construction visant à rendre compte, avec le plus de succès possible mais sans visée ontologique, de ce qui se passe.

31 Propos d'un élève de Terminale Littéraire (L-1).

41 Ce sont les auteurs qui soulignent.

51 On consultera avec profit Rosmorduc J. (1987).

61 Toutes les citations en sont extraites.

72 C'est moi qui souligne.

81 Toutes les citations font référence à cette publication.

91 Ces indications, qui suivent les citations, réfèrent au sujet intérrogé. Les abbréviations utilisées sont : 4 pour un élève de Quatrième, 2 pour un élève de Seconde, L pour un élève de Terminale Littéraire, S pour un élève de Terminale Scientifique et C pour un jeune chercheur. Le nombre correspond à une numérotation arbitraire des sujets. Cette numérotation a servi à faire des recoupements entre les réponses d'un même sujet afin d'étudier la cohérence du discours.
Les citations respectent la syntaxe initiale, seule l'orthographe a été corrigée.

101 La catégorie des "inexploitables" regroupe les non-réponses, les réponses hors-sujet ainsi que celles que je n'ai pas comprises.

111 Ce que montrent les réponses à la question 9. Les personnes qui optent pour les rubriques 9a et 9b sont sensiblement les mêmes que celles qui ont choisi la réponse 3a.

121 C'est la personne qui souligne.

131 Il est interressant de noter que pour l'un des chercheurs intérrogés, l'intuition est une forme de science. Il répond donc par l'affirmative à la question.

142 C'est la personne qui souligne.

151 Certaines personnes ont choisi plusieurs réponses.

162 Les deux personnes qui ont choisi cette réponse indiquent que c'est un idéal et ne considèrent pas que la pratique y réponde.

171 C'est la personne qui souligne.

181 C'est la personne qui souligne.


 Page créée par Denis en Mai 1999 pour Evelyne sur les sciences. (commentaire?)