Epistémologies



 

2. Tour d'horizon de l'épistémologie.



Un tour d'horizon des différents courants de l'épistémologie, en tant qu'analyse de la pratique scientifique et du mode d'élaboration des connaissances, est nécessaire. Il fournira un cadre pour l'interprétation des réponses des élèves, et permettra de les replacer dans telle ou telle perspective. Par ailleurs, il servira à étayer les choix pédagogiques.
Je me contenterai de tracer les grandes lignes des principaux courants de pensée, en mettant l'accent sur l'épistémologie moderne. Celle ci est à la base de mon questionnement sur la nature de la connaissance scientifique, et sur ce que cette nature implique pour l'appropriation des compétences scientifiques par les élèves.

Quatre directions seront empruntées : la représentation du monde comme objet de la science, la place de l'observation et de l'expérimentation dans les sciences, les influences sociales subies par les sciences, le concept d'objectivité en sciences. Ces quatre points permettront de dégager et de distinguer les courants de pensée auxquels je ferais référence dans l'analyse faite au chapitre 6.

2.1. Que peut dire la science du monde ? La physique comme recherche de la vérité ? Réalisme et instrumentalisme.

C'est bien sûr la question au cœur du problème, elle légitime l'entreprise scientifique.
Jusqu'au 18 ème siècle, la physique a été appelée "philosophie naturelle" et le terme "physique" dérive du mot grec "phusis" signifiant "nature". La physique évidement est liée à la nature. Mais quel est ce rapport ? L'ambition de la science est-elle d'expliquer le "pourquoi" des phénomènes ou plus simplement d'en décrire le "comment" ? L'enjeu de la science, est-ce de découvrir la structure intime des choses telles qu'elles sont en elles mêmes, ou bien plus humblement de rechercher des lois qui permettent aux hommes d'appréhender les phénomènes avec le maximum d'efficacité ? Finalement, pouvons nous espérer parvenir un jour à la connaissance totale et absolue de l'univers ?
Deux courants épistémologiques se distinguent nettement sur ces questions : réalisme et instrumentalisme.

2.1.1. Le réalisme.
Selon le point de vue réaliste, le but de la science est de décrire ce à quoi ressemble réellement le monde et d'en trouver une explication. L'hypothèse de départ du réalisme est que le monde existe comme une réalité séparée du sujet connaissant, et possède une organisation interne, dont les manifestations extérieures sont des phénomènes observables par l'homme. Le travail du scientifique consiste à identifier les causes à l'origine de ces phénomènes, à dévoiler le réel tel qu'en lui même. Le réalisme postule une vérité connaissable et absolue, indépendante des observateurs comme des instruments de mesure. L'entreprise scientifique est de l'ordre de la découverte d'objets "tout faits".
Il y a dans cette perspective, isomorphisme entre les énoncés de la théorie et les phénomènes du monde réel. La science atteint son objectif asymptotiquement : notre connaissance du monde est encore imparfaite du fait des limitations de nos instruments, mais nous progressons vers la vérité. Une théorie a caractère de vérité en tant qu'elle donne une description correcte du monde réel.
Aristote (-384; -322), en s'opposant à Platon (-427; -347) pour qui le "monde d'en bas", soumis aux "altérations", ne pouvait en aucun cas faire l'objet d'une science, est la figure marquante du réalisme. Il fit école. Il formula en particulier la théorie des causes finales, selon laquelle les objets du monde sont finalisés par la fonction qu'ils exercent.
Plus tard, avec Galilée (1564; 1642), l'homme a accès à la connaissance du monde ontologique du fait que l'entendement humain et la nature ont également hérité de la perfection divine. Ses propos selon lesquels l'univers "est écrit en caractères géométriques" (1638) (cité par S. le Strat, 1990, p. 24) sont de nature typiquement réaliste.
B. Latour et S. Woolgar constatent la prégnance de l'idéologie réaliste dans le langage quand ils remarquent "la prévalence d'une certaine forme de discours dans la description des processus scientifiques" et qu'il est "extrêmement difficile de formuler des descriptions d'activités scientifiques qui n'entraînent pas l'impression fausse que la science traite de la découverte" (Latour B. & Woolgar S., 1988). De même, lors d'une conférence tenue par I. Stenghers, quelqu'un intervient : "Le langage est structuré de manière aristotélicienne. Vous ne lancez pas un objet avec violence, vous le lancez avec force." (I. Stenghers, 1984, p. 139)

2.1.2. L'instrumentalisme.
L'instrumentalisme se distingue du réalisme en se libérant du lien isomorphique avec la réalité. Pour les instrumentalistes, la réalité ontologique est inaccessible à la pensée humaine. La science ne décrit pas la réalité, mais vise à fournir des outils pour appréhender les phénomènes, qui seuls sont perceptibles. Son objet est d'organiser les perceptions, sans chercher à savoir si cette organisation a une quelconque réalité. C'est ce qu'énonce Wittgenstein dans son Tractatus logico-philosophicus : "Le fait que l'univers puisse être décrit par la mécanique newtonienne n'énonce rien quant à l'univers même; mais bien le fait qu'il puisse être décrit de telle façon par cette mécanique, comme cela est en effet le cas" (cité par S. le Strat, 1990, p. 31).
Les théories sont des instruments, des fictions commodes conçues pour rendre compte des observations et faire des prévisions. Leur critère de validité est leur utilité et leur aptitude à fonctionner en tant que telles.
Si l'épistémologie moderne s'inscrit résolument dans cette perspective, celle ci n'en est pas moins ancienne, comme l'atteste ce qu'écrit Osiander dans la préface à l'œuvre majeure de Copernic (1473; 1543) : "Il n'est pas nécessaire que les hypothèses soient vraies ou même vraisemblables; une seule choses suffit : qu'elles offrent des calculs conformes à l'observation" (cité par S. le Strat, 1990). Ce qui est, il est vrai, un bon moyen de se mettre à l'abri de la controverse sur le sujet délicat à l'époque du statut de la Terre dans l'univers.
Quant à Newton (1642; 1722), il écrivait : "Cette façon de considérer la force centripète est purement mathématique et je ne prétend pas en donner la cause physique" (cité par Guillaud J. C. & Robardet G., 1993, p. 10).
On parle "d'instrumentalisme" parce que les théories que l'on énonce sont de nature opératoire; les concepts physiques sont définis par "le procédé régulier et répétable qui permet de les atteindre et de les mesurer" (J. Ullmo, cité par S. le Strat, 1990, p. 81), et non pas en tant que qualités inhérentes de la nature.
L'école positiviste fondée au dix-neuvième siècle par A. Comte relève de ce courant de pensée. Le positivisme se préoccupe uniquement des relations invariables qu'entretiennent les uns avec les autres des événements observables. Le questionnement sur les causes est vide de sens et le scientifique n'a pas à s'y attacher (cela relève de la métaphysique). A. Comte le formule ainsi dans son Cours de philosophie positive (1830) : "Le caractère fondamental de la philosophie positive est de regarder tous les phénomènes comme assujettis à des lois naturelles invariables (...), analyser avec exactitude les circonstances de leur production, et de les rattacher les unes aux autres par des relations normales de succession et de similitude" (cité par S. le Strat, 1990, p. 34).
Avec l'avènement de la physique moderne et les bouleversements introduits par la physique quantique (complémentarité onde-corpuscule, statut de l'observateur, abandon du déterminisme, principe de localisation, ...), l'option de l'épistémologie pour la perspective instrumentalisme se renforce. Heisenberg rappelle "ce que nous observons, ce n'est pas la Nature en soi, mais la Nature exposée à notre méthode d'investigation" (cité par S. le Strat, 1990, p. 38). G. Bachelard dit pour sa part que les objets ne sont pas donnés mais construits, le physicien ne se contente pas de donner un nom à des objets "tout faits" dans la nature (1934) et K. Popper renchérit, en affirmant qu'il faut distinguer les propriétés des lois scientifiques de celles du monde dont elles prétendent rendre compte.
Il faut souligner qu'en plus du renoncement à décrire la réalité ontologique, les physiciens modernes, à la différence des positivistes, sont de plus forcés d'abandonner l'idée d'une réalité organisée et déterministe. Tous ne le firent pas. Einstein, en comparant le monde à une montre dont le physicien décrirait le fonctionnement sans jamais pouvoir l'ouvrir pour en observer le mécanisme, renonce à décrire la réalité propre mais garde l'idée de déterminisme.

2.1.3. Le réalisme non figuratif.
A. Chalmers (Chalmers A., 1987) propose une position intermédiaire qu'il qualifie de "réalisme non figuratif". Elle repose sur les trois idées suivantes, les deux premières justifiant le terme de "réalisme", la dernière celui de "non figuratif" :
- Le monde existe intrinsèquement.
- Les théories que l'on établit lui sont applicables y compris en dehors de toute situation expérimentale.
- Ces théories ne décrivent pas des entités du monde, elles sont conçues comme des outils qui parviennent à parler du monde avec un certain degré d'efficacité. Ces théories ont un domaine de validité dont il convient de préciser les limites.

2.2. Entre contemplation et création : quels rôles pour l'observation et l'imagination ?

La physique, comme toute science expérimentale, confronte ses énoncés au réel en faisant appel à l'observation et à l'expérimentation. Quel rôle tiennent celles-ci dans la genèse d'une connaissance scientifique ? Le physicien se contente-t-il d'observer la nature pour en tirer les lois auxquelles elle se conforme ? Pour observer, suffit-il, selon la formule de P. Duhem (cité par S. le Strat, 1990, p. 50),"d'être attentif et d'avoir les sens suffisamment déliés " ? Quel est le rôle heuristique de l'esprit en sciences ? L'acte scientifique est-il un acte de création ? Et dans ce cas, comment intervient le réel ? Quels sont les critères de validité d'une théorie scientifique ?
Ces questions distinguent inductivisme et positivisme, elles ont été à la source d'autres théories menant finalement au falsificationnisme de K. Popper.

2.2.1. L'inductivisme.
La démarche inductive consiste à établir des principes généraux à partir d'un certain nombre d'énoncés singuliers, établis empiriquement. La nature est ordonnée et déterministe. Une collecte minutieuse par un observateur quelconque dénué de préjugés permet d'ordonner le monde et d'en dégager les principes de fonctionnement. Dans cette optique, la science se construit brique par brique, de façon cumulative. Les énoncés scientifiques, à condition d'avoir été établis dans de bonnes conditions, sont définitifs puisque le recours aux sens leur assure un caractère de vérité irrévocable.
Cette conception de la science, que F. Bacon (1561; 1626) expose dans son Novum organum, a marqué un tournant dans l'histoire des sciences. En effet, l'inductivisme affirme que le raisonnement ne saurait se suffire à lui même et pose l'expérience concrète comme source de la connaissance, se distinguant ainsi de la tradition scolastique héritée d'Aristote. Par ailleurs, il se démarque par sa volonté d'interpréter, de régir par des lois, des pratiques de type magique (alchimie,...) dont les interprétations relèvent plus de la métaphysique que de la science.

2.2.2. Le positivisme.
Le positivisme, fondé en tant qu'école au dix-neuvième siècle par A. Comte, accorde la primauté aux faits, et poursuit l'évolution engagée par F. Bacon. Ainsi, A. Comte affirme : "Toute proposition qui n'est strictement réductible à la simple énonciation d'un fait, ou particulier ou général, ne peut offrir aucun sens réel ou intelligible" (cité par Guillaud J. C. & Robardet G., 1993, p. 8). Il s'agit d'établir des liens entre les phénomènes observables, en partant de ceux-ci, soit par une observation fortuite, soit en faisant une expérience "pour voir". Puis des hypothèses doivent être formulées et soumises à l'épreuve des faits, entraînant soit l'acceptation de ces hypothèses qui deviennent alors des énoncés théoriques, soit leur rejet.
Il y a acte de création, à la différence de l'inductivisme : le scientifique formule des hypothèses, construit des modèles de la réalité dans une perspective instumentaliste; mais l'imagination reste subordonnée à l'observation, les faits sont les arbitres suprêmes.

2.2.3. Critique de l'inductivisme.
Pendant longtemps, la méthode expérimentale basée sur l'inductivisme fut invoquée comme garante de vérité. La critique de l'inductivisme (déjà remis en cause au dix-huitième siècle par D. Hume) prend deux aspects :
- La contestation de son argumentation logique : l'inférence inductive peut conduire à une conclusion fausse à partir de prémisses vraies. Pour reprendre l'illustration de K. Popper, le fait que tous les cygnes observés soient blancs ne permet pas de conclure que tous les cygnes sont blancs; il suffirait qu'il existe un seul cygne noir, non observé par malchance, pour qu'une telle conclusion soit fausse.
- La remise en cause du statut de l'observation. Celle-ci allant beaucoup plus loin que la seule critique de l'inductivisme, elle fait l'objet du paragraphe suivant.

2.2.4. Qu'est-ce qu'observer ?
Un fait pur et simple, qui viendrait s'imposer à l'entendement humain de façon immédiate tel qu'en lui même, n'existe pas. Nous ne "voyons" un phénomène que parce que nous disposons d'un système de représentation dans lequel il est possible d'intégrer le fait observ‡Sans un tel système, l'esprit serait incapable :
- de combiner des observations isolées (parler du Soleil implique que l'on assimile "ce" qui disparaît le soir et apparaît le matin à un même "objet"),
- de retenir les faits ,
- et même d'observer les faits (ce qui n'a pas de sens n'émerge pas de la masse d'informations qui afflue au cerveau).
Le premier système de représentation dont nous disposons est le langage. Nous ne pouvons conceptualiser que ce qui passe par le langage et "les limites de mon monde sont les limites des langages dont je dispose" (Désautels J., 1987, p. 20). Les concepts sont des "instruments mentaux" (E. Morin, 1984, p. 78).
L'ensemble des théories, scientifiques ou non, dont nous disposons, forme un autre système symbolique en fonction duquel nous interprétons nos perceptions. Quand nous observons, nous sommes dans du "déjà connu", "après un dialogue qui dure depuis tant de siècles entre le Monde et l'Esprit, on ne peut plus parler d'expériences muettes" (Bachelard G., 1934, p. 12). Selon G. Bachelard, l'observation n'est jamais un "constat" pur de toute idée préconçue, mais le résultat d'un "projet", d'une volonté de "reconstruction" du réel. L'esprit scientifique ne s'instruit qu'auprès des objets qu'il a préalablement "construits". Ce n'est pas la raison humaine qui se règle sur les objets qu'elle identifie, mais l'objet qui est construit conformément à l'idée que s'en fait d'abord la raison. Bien sûr, le monde existe et la physique le prend en compte, mais nous n'y avons pas accès de façon immédiate; "la réalité se manifeste par sa fonction essentielle : faire penser" (Bachelard G., 1934, p. 9).
Il n'y a donc pas d'observation passive du monde et plus encore, "la nature ne donne de réponse que si on l'en presse" (K. Popper, cité par S. le Strat, 1990, p. 44). Quand on passe de l'observation à l'expérimentation, le caractère construit de la connaissance s'accentue. En effet, expérimenter suppose que :
- l'on connaisse la nature des grandeurs physiques que l'on mesure,
- l'on ait sélectionné les grandeurs pertinentes. On peut rappeler à ce sujet la mésaventure de Hertz qui ne parvint jamais à mesurer la vitesse des ondes électromagnétiques car il n'avait pas considéré comme des données pertinentes les dimensions du laboratoire, qui introduisent des phénomènes de réflexion et d'interférences,
- l'on sache lire les instruments de mesure (que l'on pense au microscope à effet tunnel, aux structures établies par diffraction de rayons X, aux détecteurs de particules élémentaires),
- l'on ait éliminé les éventuelles causes d'erreurs ou que l'on en ait corrigé les effets,
- l'on soit capable de transposer les résultats des mesures dans le langage formalisé de la théorie soumise au test.
Ainsi, "entre les phénomènes réellement constatés au cours d'une expérience et le résultat de cette expérience, formulé par le physicien, s'intercale une élaboration intellectuelle très complexe qui, à un récit de faits concrets, substitue un jugement abstrait et symbolique" (P. Duhem, 1906, cité par S. le Strat, 1990, p. 49).
Chacun des points ci-dessus implique une théorie plus ou moins explicite, jusqu'aux instruments qui "ne sont que des théories matérialisées. Il en sort des phénomènes qui portent de toutes parts la marque du théorique" (Bachelard G., 1934, p. 16). On voit à quel point l'expérimentation est solidaire d'un corpus théorique extrêmement dense. Ceci fait dire à P. Roqueplo :"Comme le cadre expérimental est lui-même conçu en fonction du cadre théorique et comme l'interprêtation renvoit elle-même au cadre théorique, on n'est jamais certain que l'interprêtation qu'on fait n'est pas tautologique par rapport au cadre théorique qui la précède, donc qu'il n'y a peut-être pas d'expérience cruciale" (Roqueplo P., 1984, p. 195).

2.2.5. Le falsificationnisme.
Plus que par la nature de sa pratique, K. Popper propose de qualifier la science en fonction de ses énoncés. Il formule le critère de réfutabilité (ou de falsification) : une théorie est scientifique si elle est falsifiable, c'est à dire si la logique autorise l'existence d'un énoncé d'observation qui lui serait contradictoire, et s'il est possible de procéder à un test expérimental.
C'est une position originale par rapport à la position classique qui repose sur l'idée (positive) de preuve. A sa base, on trouve les deux idées suivantes :
- un énoncé universel ne peut être vérifié empiriquement car il est impossible de tester tous les cas possibles (voir l'histoire des cygnes),
- un énoncé infalsifiable n'a pas de valeur car il ne nous apprend rien sur le monde. A. Chalmers (Chalmers A., 1987) et B. Darley (Darley B., 1994) donnent des exemples d'énoncés irréfutables. Ils sont soit de nature tautologique ("Soit il pleut, soit il ne pleut pas"), ou métaphysique ("Les radis poussent mieux à la lune descendante"), soit conditionnels ("Les baleines sont condamnées à disparaître, sauf si on arrête de les chasser").
Les théories sont des conjectures libres de l'esprit, tout énoncé clair, précis et falsifiable est bon à considérer pour être confronté à l'expérience. Si le test expérimental - ou plutôt l'ensemble des tests opérés, puisque l'on ne peut disposer d'observations parfaitement fiables - est négatif, la théorie est à rejeter, sinon elle est conservée, dans l'attente d'être falsifiée.
Un théorie n'est jamais vraie, mais seulement non (encore) réfutée. La qualité d'une théorie croît avec la valeur informative de ses énoncés prédictifs ou explicatifs, l'étendue de son domaine d'application, donc de ses potentialités de réfutation. Plus son domaine d'application est large, plus la théorie est génératrice de questionnements et de savoirs potentiels.
Dans cette approche, l'activité scientifique consiste à tenter de falsifier les théories et/ou à déterminer les limites des modèles. La connaissance ultime des choses est impossible puisque, ne répondant pas au critère de falsification, elle serait irréfutable. Les théories valent en fonction de ce qu'elles apportent en tant qu'outils explicatifs et prédictifs, non par référence à une vérité du monde.

2.3. La science en tant que pratique sociale inscrite dans l'histoire.

2.3.1. Les constats de l'histoire des sciences.
Tout discours construit est inscrit dans une époque. Le savoir scientifique n'y échappe pas, il s'élabore relativement à la vision du monde qui domine dans une société donnée, à partir d'un certain nombre de postulats qui sont le plus souvent perçus comme des évidences. "Les scientifiques qui produisent les connaissances ne peuvent s'abstraire du milieu socio-cognitif dans lequel s'est forgé leur appareil cognitif" (Désautels J. & Larochelle M., 1989, p. 23). Les modes de représentation d'une société donnée évoluent dans le temps et, de la même manière, le type d'énoncés, scientifiques ou non, que l'on profère, les critères en fonction desquels on juge de leur validité. L'esprit d'une époque nouvelle exige une science nouvelle. Réciproquement, une science nouvelle modifie le sens commun à plus ou moins long terme (il est aujourd'hui "évident" que la Terre tourne autour du Soleil).
Pendant l'Antiquité et le Moyen-âge, dominait l'image d'un monde statique et clos, où l'état naturel des choses était le repos, et la forme parfaite, le cercle. Dans un tel monde, le principe d'inertie n'aurait pas eu de sens11, et les planètes ne pouvaient que se déplacer circulairement autour d'une Terre immobile, ainsi que le décrit le système de Ptolémée.
A la Renaissance, se produit un grand mouvement des idées, les façons d'appréhender le monde se modifient. Les grandes pestes du quinzième siècle, la guerre de cent ans, le contact avec les savants grecs après la chute de Constantinople en 1453, la découverte de l'Amérique en 1492, sont autant d'événements qui dérangent les certitudes. Ils ont préparé la sortie de l'image selon laquelle l'homme est le centre de l'univers.
Dans La vie de Galilée (Brecht B., 1942, p. 13), Galilée s'exprime ainsi : "J'aime bien imaginer que ça a commencé par les bateaux. Du plus loin que les hommes se souviennent, ils n'avaient fait que se traîner le long des côtes, et puis tout à coup ils les ont quittées, et se sont lancés sur les océans.
Sur notre vieux continent, une rumeur est née soudain : des continents nouveaux existent. Et depuis que les bateaux y vont, la nouvelle fait le tour des continents et ils sont pris d'un grand rire : l'immense océan dont on avait si peur, ce n'est qu'une flaque d'eau. Et un grand désir a surgi de scruter les causes de tout : pourquoi la pierre lâchée tombe, et comment s'élève celle qu'on lance en l'air
".
La "révolution copernicienne" (Copernic, G. Bruno, Galilée) prend place dans un monde dont les représentations sont bouleversées, et contribue à les bouleverser un peu plus encore. C'est l'époque des grands débats sur l'infinité de l'univers et la place de Dieu dans celui-ci. Le monde est pris du grand vertige dont parle Pascal.
Galilée, séduit par la théorie copernicienne qui ne comporte que "peu de lois pour expliquer des quantités de choses", contrairement à l'ancien système qui est constitué de "quantité de lois pour expliquer fort peu de choses" (Brecht B., 1942, p. 24), pointe sa lunette vers le ciel, observe les lunes de Jupiter et donne sens à cette observation (où l'on voit qu'une observation n'est pertinente qu'en réponse à une attente).
E. Morin dit quant à lui : " Les pionniers de la cosmologie nouvelle, depuis Kepler jusqu'à Newton, ont fondé leur exploration de la nature sur leur conviction mystique qu'il existait des lois derrière la confusion des phénomènes et que le monde était une création rationnelle, harmonieuse. C'est un postulat" (Morin E., 1984, p. 78).

2.3.2. Kuhn : une approche sociologique de l'histoire des sciences.
L'analyse que fait T.S. Kuhn (Kuhn T. S., 1962) de la pratique scientifique l'inscrit en tant que pratique sociale.
La "science normale" fonctionne à partir d'un "paradigme", défini comme l'ensemble des théories et des méthodes qui recueillent l'assentiment général de la communauté scientifique et sont investies d'une certaine valeur de vérité. La science normale consiste à résoudre les énigmes posées par la confrontation du réel à la théorie sous l'égide du paradigme. Les énigmes insolubles constituent des "anomalies", dont l'accumulation conduit à une "crise" et entraîne une "révolution" lorsque l'on dispose d'un nouveau paradigme prêt à remplacer le précédent. Une nouvelle science normale se structure alors autour du nouveau paradigme, essentiellement grâce à la disparition des tenants de l'ancien et de la diffusion du nouveau par l'enseignement.
Des paradigmes différents peuvent coexister car il n'y a pas de référence à une quelconque vérité (contrairement à Popper pour qui une théorie en remplace une autre sur des critères rationnels fondés sur les faits). Souvent, des paradigmes rivaux sont, selon les termes de Feyerabend, "incommensurables" : non seulement ils génèrent des questionnements différents, mais leurs normes sont incompatibles : le paradigme A, jugé selon ses propres normes peut être meilleur que le paradigme B, alors qu'il est moins bon selon les critères de B.
Le milieu scientifique est traversé par des rivalités, des conflits, des différences de point de vue en amont de la science (métaphysiques). C'est, selon E. Morin, une "grande activité de critique mutuelle" (Morin E., 1984, p. 76) qui fait la vitalité de l'activité scientifique. En prenant les exemples de Newton et de Darwin, E. Morin souligne l'importance des esprits en marge des écoles pour que les théories évoluent (Morin E., 1984, p. 82).

2.3.3. L'objectivité.
L'objectivité au sens habituel est la faculté de voir les choses telles qu'elles sont intrinsèquement. Une connaissance objective est donc intemporelle et indépendante du sujet qui l'énonce; elle peut être établie par un individu quelconque dénué de tout préjugé et faisant appel à l'observation, garante de vérité.
Cette définition de l'objectivité est très souvent liée à une image désincarnée du scientifique; celui-ci serait un être solitaire, un pur esprit, volontairement détaché de la société parce que refusant les idées dominantes de son époque et voyant "plus loin, plus juste", dont la vie serait entièrement vouée à la recherche, travail auquel il se livrerait sans idée préconçue. Le scientifique serait donc objectif, puisque dépouillé de son identité de sujet. Une telle conception de l'objectivité est incompatible avec la science telle que la conçoit l'épistémologie moderne. En effet :
- elle suppose la séparation du sujet et de l'objet, qui n'a pas de sens en physique quantique où l'on ne peut étudier l'objet que dans son interaction avec le sujet connaissant (perturbation du phénomène par l'opération de mesure),
- elle ne tient pas compte du caractère construit des connaissances et de la nécessité d'un arrière-plan théorique pour "observer" (arrière-plan scientifique ou métaphysique, comme peut l'être la préférence pour les théories les plus simples, critère qui a déjà guidé Galilée dans sa défense du système de Copernic),
- la science telle que la décrit T.S. Kuhn est loin d'être une pratique à l'abri de tout présupposé métaphysique, fondée sur une méthode rationnelle évacuant toute référence à l'individu ou au groupe qui s'y adonne. Au contraire, l'objectivité est le fruit de la confrontation intersubjective (croisement des vues subjectives, positions antagonistes) entre scientifiques. L'objectivité, loin d'être l'attribut d'un individu, est un processus social, qui implique le langage et s'opère en référence à un certain nombre de critères (qui peuvent être la répétabilité des observations, la concordance des expériences individuelles, la réfutabilité des énoncés, ...). Pour G. Bachelard, "l'objectivité ne peut se détacher des caractères sociaux de la preuve. On ne peut arriver à l'objectivité qu'en exposant d'une manière discursive et détaillée une méthode d'objectivation" (Bachelard G., 1934, p. 16).

2.4. Alors...Quelle est cette chose que l'on appelle la "science" ?

Au terme de cette étude des différents courants épistémologiques, la question conserve toute sa dimension interrogative et s'est considérablement complexifiée en même temps qu'enrichie.
Les antagonismes sont nombreux entre :
- réalistes et instrumentalistes, s'opposant sur le statut des théories par rapport au monde ontologique,
- empiristes et rationalistes, dont les positions diffèrent sur les rôles heuristiques de l'observation et l'expérimentation d'une part, de la construction théorique d'autre part,
- partisans d'une science associale et a-historique, et partisans d'une approche sociologique de la pratique scientifique.
Cependant, il se dégage de l'épistémologie moderne un consensus autour de quelques thèmes centraux qui constituent une règle du jeu de la science :
- L'originalité de cette pratique réside dans le recours au test expérimental.
- Le réel ne répond que si on l'interroge explicitement. En particulier, le problème doit être correctement formulé, analysé; cela implique qu'il n'y a pas de connaissance sans construction théorique préalable.
- La production scientifique est un processus social et historique.
- Le savoir scientifique est un savoir négocié et argumenté. Il est validé en fonction d'un certain nombre de critères énoncés par la communauté scientifique elle-même.
- La théorie fonctionne comme une métaphore du réel, qui reste irrémédiablement une boîte noire. L'activité de la science est une activité de modélisation : elle ne propose pas une description conforme du monde, mais une re-présentation (action de "rendre présent pour un sujet donné") de la réalité, où "tout se passe comme si" les phénomènes observés se comportaient comme les objets de la théorie les présentent. Le réel n'est pas mystérieusement révélé, il fait signe et ses manifestations doivent être interprétées. La science produit des images par l'intermédiaire du langage.
- Ainsi, la science est construite par la pensée humaine.
L'intégration de l'ensemble de ces considérations fonde la perspective constructiviste de la pratique scientifique, qui envisage la science comme un questionnement et une construction. C'est dans cette perspective que je me suis placée en entreprenant cette étude. Pour conclure, je voudrais citer G. Bachelard : "Avant tout, il faut savoir poser des problèmes. Et quoi qu'on dise, dans la vie scientifique, les problèmes ne se posent pas d'eux-même. C'est précisément ce sens du problème qui donne la marque du véritable esprit scientifique. Pour un esprit scientifique, toute connaissance est une réponse à une question. S'il n'y a pas eu de question, il ne peut y avoir de connaissance scientifique. Rien ne va de soi. Rien n'est donné. Tout est construit" (Bachelard G., 1938,p. 14).


 
 
 

Suite


 Page créée par Denis en Mai 1999 pour Evelyne sur les sciences. (commentaire?)